CONGRÈS MARX INTERNATIONAL II
30 septembre-3 octobre 1998
Socialisme et collectivisation : sur quelques paradoxes et ambiguïtés
de la critique marxienne de la « propriété bourgeoise »
par Jean-Pierre Airut,Centre de recherches politiques Raymond Aron, EHESS
« La manière de voir des utopistes a longtemps dominé les idées du XIXe siècle et les domine encore en partie », F. Engels[1].
« Nous savons que l’humanité ne fait pas de bonds, mais qu’elle n’avance que pas à pas. Nous ne pouvons pas, du jour au lendemain, passer d’une société non harmonieuse à une société harmonieuse ; il faut, pour cela, une période de transition, plus ou moins longue suivant les circonstances. La propriété ne peut être convertie en propriété commune que peu à peu », K. Marx[2].
1. – Le rapport de Marx au droit reste paradoxal[3]. Entre 1835 et 1837, il suit plusieurs cours de droit à l’université. Dès ses premiers écrits, il s’intéresse à des questions d’ordre juridique : droit coutumier, droit public et droit civil dans ses articles de la Gazette rhénane (1842) et droit constitutionnel dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843). Parmi les auteurs dont il reporte le plus de citations sur ses cahiers de Kreuznach (1843), figurent deux des penseurs, Montesquieu et Rousseau, qui ont le plus influencé les constitutionnalistes. Ses recherches économiques le conduisent à analyser fréquemment les réglementations de divers pays et époques et la rédaction du Capital, à « accorder une place (…) importante à l’histoire, au contenu et aux effets de la législation anglaise sur les grandes fabriques[4] » tout particulièrement. Le rôle qu’il assigne au droit de propriété dans sa conception de la société est, à certains égards, déterminant : quoique le droit appartienne à la superstructure et soit conditionné par l’état des forces productives, c’est néanmoins lui qui, à travers le régime de propriété des moyens de production, commande l’organisation interne de chaque système juridique[5] et distingue les modes de production les uns des autres[6]. Par le truchement de la propriété des moyens de production, c’est encore le droit qui autorise l’appropriation de la plus-value (ou sur-valeur) par la voie « civilisatrice[7] » du contrat au lieu de celles, barbares, du pillage, du tribut ou de l’asservissement ; la division du corps social en classe exploiteuse et classe exploitée ; les luttes économiques, sociales et politiques auxquelles ces classes se livrent pour contrôler l’usage de la plus-value ; l’irrationalité et le « gâchis » qui caractérisent le mode de production capitaliste.
2. – Ainsi que les commentateurs de Marx l’admettent volontiers aujourd’hui[8], l’auteur du Capital ne formule pourtant nulle part de théorie du droit en général ni même du droit de propriété en particulier. Ainsi tombe-t-il dans le travers qu’il reproche à l’économie bourgeoise : alors que celle-ci s’abstient de théoriser le droit de propriété que son objet, le marché, présuppose, Marx omet lui-même d’expliciter les tenants et aboutissants du droit de la propriété que sa critique de l’économie politique et sa théorie de l’exploitation impliquent. Étant conscient de l’incongruité de son attitude, il la justifie, dès 1847, en renvoyant à l’ « examen catégorique aussi impitoyable que scientifique[9] » du droit de propriété qu’un de ses prédécesseurs aurait déjà mené — qui le dispenserait d’approfondir personnellement la question.
Cet argument serait convaincant si ce prédécesseur, grâce auquel « une véritable science de l’économie politique » serait devenue « pour la première fois possible », n’était pas Pierre-Joseph Proudhon. Le Pierre-Joseph Proudhon, dont il n’aura cesse — de Misère de la Philosophie à sa mort — de railler les confusions, les incohérences et l’enflure dans le domaine de l’économie aussi bien que dans celui du droit du logement et du crédit et, pour finir, du droit de propriété lui-même[10] !
3. – En l’absence d’une théorie juridique d’ensemble, un « corpus doctrinal simplifié en principes définitifs[11] » s’est formé. Cette doctrine qui fait partie intégrante de la « vulgate marxiste » élaborée par les stratèges des IIe[12], IIIe[13] et IVe Internationales, s’appuie sur des extraits de textes sociologiques (Introduction de 1857), économiques (Le Capital), historiques (L’Origine de la propriété, de la famille et de l’État) ou politiques (Critique du programme de Gotha, La Question du logement) des fondateurs de la Ière Internationale.
Le nombre de thèses auquel il est possible de ramener cette doctrine s’élève à sept :
1° La propriété privée et les conflits internes ou externes auxquels elle donne lieu ne sont pas des données naturelles mais des produits de l’histoire[14] — ainsi que tend à le prouver le contre-exemple des premières sociétés humaines connaissant l’harmonie grâce au « communisme primitif[15] ». Pour autant, donc, qu’une nature humaine existe, elle ne fait pas obstacle à l’institution de cette communauté authentiquement égalitaire, démocratique et pacifique que tend à désigner le terme « socialisme ».
2° Parmi les biens qu’il est possible de s’approprier, il convient de distinguer les moyens de production des biens de consommation[16].
3° Pour éviter l’écueil de l’utopie, le socialisme doit respecter la propriété privée des biens de consommation ; pour éviter celui du réformisme, il doit supprimer celle des moyens de production, raison pour laquelle collectivisation des moyens de production et socialisme se présentent comme des synonymes dans la conscience de ceux qui se réclament de Marx. Dût-elle se faire progressivement, la collectivisation ne peut pas ne pas être l’objectif final du processus de transformation de la société capitaliste.
4° Le socialisme ne saurait permettre aux travailleurs de récupérer le produit intégral de leur travail pour des raisons de fait autant que de droit[17].
Raison de fait : une partie du produit des travailleurs doit être retenu par la collectivité pour financer investissements techno-économiques et prestations sociales, raison pour laquelle, selon Marx, « le surtravail pour autant qu’il est un travail excédant le niveau des be-soins donnés devra toujours exister », même si c’est sous une forme non « antagoniste [18]».
Raisons de droit : le produit de leur travail n’appartient pas aux travailleurs. Dès lors que ce produit est le résultat de leur travail collectif, il ne saurait en effet appartenir à un travailleur plus qu’à un autre[19]. Il peut d’autant moins leur appartenir individuellement qu’ils n’acquièrent la possibilité de faire valoir leurs droits sur la plus-value qu’avec la collectivisation des moyens de production[20].
Les droits qu’ils détiennent sur leur produit ne sont pas seulement, pour ces deux raisons, dérivés de ceux de la collectivité, il leur sont aussi subordonnés.
La conception que la vulgate se fait des droits économiques du travailleur ne saurait, on le voit, être plus « holiste » ou, si l’on veut, plus totalitaire puisque les droits des particuliers naissent de ceux du tout et non le contraire. Le rapport qui unit le produit du travailleur au travailleur lui-même, s’apparente ainsi à celui qui prévaut entre le peuple et sa constitution dans les premières monarchies constitutionnelles : de même que la charte est octroyée par le prince (qui aurait pu ne pas avoir la bonté de le faire), de même le droit de disposer des fruits de son labeur est concédé au travailleur par la communauté des coopérateurs (qui pourrait toujours renoncer à le faire) à laquelle il appartient qu’il le veuille ou non[21].
5° La part du produit social que chacun est autorisé à s’approprier sous le socialisme dépend de sa contribution à la formation de ce produit et donc à la complexité de sa force de travail : « A chacun selon son travail ».
6° En permettant à chacun de s’approprier les biens nécessaires à ses besoins, le communisme est le seul régime qui soit en mesure de délivrer l’homme de toute inégalité d’appropriation : « De chacun selon son travail à chacun selon ses besoins ».
7° La dernière thèse de la vulgate n’est pas la moins importante : « Marx a eu le temps de développer une théorie du droit en bonne et due forme. » Intérêt de cet énoncé : en permettant à la vulgate de se présenter comme l’application d’une théorie formellement constituée[22], il lui évite d’apparaître pour ce qu’elle est en réalité, une interprétation contingente puisque ne reposant que sur des concepts embryonnaires et épars. C’est cette thèse que les plus récents commentateurs de Marx ont commencé à remettre en cause, rendant par là sinon possible du moins légitime le travail que nous présentons.
4. – La doctrine que nous venons de résumer traverse, depuis un certain temps déjà, une crise d’inadaptation politique et théorique.
Du point de vue politique, elle n’est guère en phase avec les structures objectives et subjectives de nos sociétés. L’insertion des économies nationales dans le Marché unique aussi bien que mondial rend la collectivisation de l’économie difficilement imaginable à brève ou moyenne échéances[23]. Cette collectivisation est d’autant moins probable que la culture individualiste et « entrepreneuriale » qui a pénétré nos moeurs — après 1968 pour la première et 1983 pour la seconde — milite contre la suppression de la « liberté d’entreprendre ». Pour que la collectivisation des forces productives soit possible, il faudrait un effondrement cataclysmique simultané des économies dans l’ensemble du monde et un rejet soudain des valeurs individualistes par la majorité des peuples qui s’y sont déjà ralliés — ou bien un coup d’État et une dictature à caractère autarcique que les appareils les plus révolutionnaires pourraient eux-mêmes rechigner à établir tant les idéaux libertaires ont contaminé leur base.
5. – Les inadaptations théoriques dont souffre la vulgate juridique — en plus des inadaptations politiques mentionnées — sont de nature diverse. La doctrine demeure muette, pour commencer, sur la question pourtant cruciale de l’héritage. Les promoteurs de la vulgate ne sont pas les premiers responsables de leur mutisme. Selon les index des matières des Oeuvres parues dans la bibliothèque de la Pléiade, Marx et Engels n’emploient pas plus d’une huitaine de fois le terme d’héritage tout au long des 6000 pages des quatre volumes édités. Les deux occurrences ayant trait à la question de l’héritage dans la société socialiste sont par elles-mêmes ambiguës : tandis que le Manifeste communiste réclame l’ « abolition du droit d’héritage[24] », c’est à sa simple « restriction[25] » qu’appelle un tract tiré du Manifeste et circulant en Allemagne à la même époque !
Le socialisme peut-il conserver partiellement ou totalement le droit à l’héritage ? S’il ne le peut, doit-il supprimer ce droit d’emblée ou au terme d’une période transitoire ? S’il ne le supprime que pour les capitalistes, à partir de quel niveau de richesses le testateur devient-il capitaliste ? Dans le calcul des richesses, faut-il prendre en compte la propriété immobilière ? Et dans celle-ci, doit-on inclure la résidence principale ou secondaire ?
Autant de questions que ni Marx ni la doctrine n’abordent de front. Et sans que ce soit nécessairement par hasard, puisque, de la réponse qu’on y apporte, dépend le ralliement au socialisme de nombreux électeurs, de la moyenne et de la petite bourgeoisie notamment, si ce n’est des couches populaires elles-mêmes.
6. – La deuxième série de faiblesses affectant la vulgate juridique a trait aux arguments dont elle se sert pour conclure que le droit de propriété de l’ouvrier sur les fruits de son travail n’est que dérivé et partiel.
Le fait que le travailleur ne puisse — même sous le socialisme — conserver l’intégralité du produit de son travail, ne suffit pas à prouver qu’il n’en est pas le propriétaire. S’il abondonne une part de son produit à la communauté, ce n’est pas parce que celle-ci en est le propriétaire mais pour payer les services collectifs qu’elle met à sa disposition : fonctions régaliennes, prestations sociales, investissements collectifs, etc. En déduisant que le travailleur n’est pas le propriétaire de l’intégralité de son produit de l’idée selon laquelle il doit céder à la collectivité une partie de son produit, la vulgate confond deux droits : le droit de la collectivité à se faire payer des travailleurs eux-mêmes les services qu’elle leur rend et son droit de s’approprier les fruits de leur travail.
Le fait que le produit des travailleurs ait pour condition nécessaire le concours de membres — publics ou privés — de la communauté, n’implique pas davantage qu’il lui appartienne. S’il est vrai que, sans ce concours, le produit n’existerait pas, il est non moins vrai que, sans l’intervention du travailleur individuel, il n’existerait pas non plus : la communauté serait-elle la condition nécessaire du produit du travailleur, elle n’est pas sa condition suffisante. Si la communauté peut émettre des prétentions, c’est sur la fraction du produit intégrant les biens et les services fournis par ses membres — et non sur la totalité du produit. Pour qu’elle puisse le faire, encore faut-il que le travailleur ne soit pas entretemps approprié ces biens et ses services en règlant ses fournisseurs et le fisc ainsi que la loi l’y oblige. Ainsi est-ce de la totalité de son produit que le travailleur respectueux des lois est toujours le propriétaire légal et légitime. S’il ne l’était pas, Marx pourrait-il repro-cher aux capitalistes d’exploiter l’ouvrier en conservant une fraction du produit de son travail ?
7. – A ces deux premières séries d’inadéquations s’en ajoute une troisième, de nature empirique cette fois : la doctrine est, sur plus d’un point, démentie par l’expérience des pays dits « socialistes » qui se réfèrent à elle.
Ces États ont parfois adopté des règles relevant du socialisme utopique plutôt que du socialisme scientifique : collectivisation de certains biens de consommation en Chine au moment de la Révolution culturelle ; appropriation du produit national soviétique, dans les toutes premières années de la Révolution, en fonction des besoins des salariés et non de leur contribution à sa production, au mépris, ainsi, de la distinction entre la phase socialiste et la phase communiste de la société socialiste établie par La Critique du programme de Gotha.
Dans tous les États de l’ancien bloc socialiste, le droit d’hériter a été reconnu comme « un complément organique et fonctionnel du système de propriété » socialiste au motif qu’il portait sur des « biens de propriété personnelle » et n’assurait pas la « transmission d’un pouvoir d’exploitation mais d’une possibilité de consommation [26] ».
En dépit d’Engels qui estime qu’elle constituerait une « régression[27]», l’appropriation « individuelle » du « logement » défendue par Proudhon a été admise (avec des limites de surface variant d’un État socialiste à l’autre) en même temps souvent que celle de la résidence secondaire.
Malgré les mesures d’expropriation qu’appelait la distinction biens de production/biens de consommation, la propriété privée de divers moyens de production a été conservée « à titre transitoire » dans la mesure où elle servait à satisfaire les besoins de leurs propriétaires et excluait l’exploitation de main-d’oeuvre salariée: jardin kolkhozien et échoppe artisanale[28]. Ces appropriations privatives de moyens de production demeuraient compatibles avec la vulgate dans la mesure où la réglementation interdisait aux propriétaires d’engager des salariés.
L’appropriation privative a cependant été autorisée même lorsqu’elle permettait aux propriétaires de réaliser un profit aux dépens de travailleurs ! Aux propriétaires de résidence principale ou secondaire des pays de l’Est européen, le droit de louer l’un ou l’autre de leurs biens en échange d’un « loyer » ne dépassant le montant « fixé par les lois[29]» a été le plus souvent accordé. En permettant aux travailleurs de percevoir des intérêts[30] sur l’épargne qu’ils déposaient, la constitution soviétique a autorisé que des tra-vailleurs exploitent le travail d’autres travailleurs, puisque l’intérêt n’est pour Marx, on le sait, qu’une fraction de la plus-value créée par le travail productif, agricole, industriel ou tertiaire : ainsi le« socialisme réel » a-t-il permis que « le seul fait de la propriété privée » soit « générateur de profit (l’intérêt en l’occurrence)[31] ».
Quelques années après avoir songé à collectiviser les casseroles de ses habitants elles-mêmes, la « Chine communiste » a ouvert ses entreprises industrielles aux capitaux privés — ainsi en mesure d’exploiter du travail productif.
En reconnaissant expressément à ses « citoyens » — et de façon générale — la « liberté d’entreprise dans les limites de la loi[32]», la République socialiste du Vietnam est vraisemblablement l’« État socialiste » qui, sur le plan des principes, est allé le plus loin dans la reprivatisation de l’économie.
8. – Pas plus que la vulgate juridique ne colle avec la réalité socialiste, elle n’est corroborée — et là est son quatrième inconvénient — par la lettre ou l’esprit des passages où Marx et Engels évoquent son contenu.
– La dérivation du droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail du droit de la collectivité sur le produit social n’est pas compatible avec la théorie de l’exploitation. Pour que chaque travailleur productif soit exploité, il faut qu’il soit déjà par lui-même propriétaire des fruits de son travail. S’il l’est (et il faut qu’il le soit pour que l’exploitation soit nécessaire et objective), c’est le droit de chaque ouvrier sur les fruits du travail qui autorise la collectivisation et qui fonde les droits de la collectivité.
La dérivation du droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail du droit de la collectivité ne s’accorde pas non plus avec les textes où Marx-Engels et leurs héritiers[33] présentent le socialisme comme une « libre association de travailleurs ». Pour que ces derniers puissent librement former une association, ils doivent exister comme sujets de droit autonomes préalablement à leur association. S’ils étaient les parties d’un tout leur préexistant, ainsi que l’implique la dérivation de leurs droits individuels des droits de la collectivité, ils ne seraient pas des « associés » mais des sujets, les membres du corps par l’intermédiaire duquel ils existent et vis-à-vis duquel ils restent en état d’allégeance perpétuel. Entre le schème contractualiste impliqué par le droit public de Marx et le schème organiciste postulé par son droit économique et social, un hiatus ou une ambiguïté apparaît ainsi. Hiatus ou ambiguïté dont la vulgate s’est emparé pour imposer sa conception « holiste » de la propriété du travailleur sur les fruits de son travail et que les travaux de Jacques Bidet s’efforcent justement de résorber — dans la perspective « métastructurelle[34]» qu’il définit.
– La dichotomie biens de production/biens de consommation, qui distingue les biens que le socialisme devrait collectiviser de ceux qui pourraient rester au privé, n’a guère de sens du point de vue de la « critique de l’économie politique » de Marx. Si l’appropriation privative du capital est, pour l’auteur du Capital, la condition nécessaire de l’exploitation économique, elle n’est, en effet, nullement sa condition suffisante.
Pour qu’il y ait exploitation, encore faut-il que le propriétaire de moyens de production donne à exécuter au salarié un travail productif, c’est-à-dire susceptible de produire de la plus-value[35]. Si le travailleur ne produit pas plus de valeur qu’il n’en consomme pour se reproduire, il ne peut être exploité. Autant les activités industrielles permettent à la force de travail de produire de la plus-value, autant les activités tertiaires le lui interdisent. Ainsi, dans le tertiaire, peut-il y avoir appropriation privée de capital sans exploitation : au regard du droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail, rien n’oblige ainsi à collectiviser, nationaliser ou socialiser ce secteur.
En maintenant les échoppes et le jardin kolkhozien, l’Union soviétique a trahi sa propre vulgate mais non la théorie juridique de Marx. L’URSS aurait-elle laissé au secteur privé la banque ou les transports, elle se serait privée d’un moyen de contrôle de l’économie mais n’aurait pas davantage trahi les présupposés de l’auteur du Capital[36].
Contrairement à ce que la vulgate nous a accoutumés à croire, socialisme et expropriation des biens de production ne sont nullement, on le voit, des synonymes. Pas plus que la collectivisation n’est la condition suffisante du socialisme, elle n’est, à rigoureusement parler, sa condition nécessaire. Sans les réformes qui permettraient de démocratiser les rapports internes et de pacifier les rapports externes, il ne saurait y avoir socialisme. Pour qu’il y ait socialisme, il n’est pas besoin de collectiviser le secteur improductif ou tertiaire dont l’importance dans la formation actuelle de notre produit social s’accroît, on le sait, au détriment du secteur productif ou industriel.
9. – La collectivisation de l’ensemble des moyens de production est d’autant moins la condition nécessaire du socialisme que Marx subordonne la collectivisation à la réalisation d’une condition économique que la vulgate juridique s’ingénie à faire oublier. Pour que la collectivisation soit viable et profitable, il ne suffit pas, pour lui, que les exploités la désirent : encore faut-il que les moyens de production aient atteint le degré de
« socialisation », c’est-à-dire de concentration, voulu[37]. Si les moyens de production n’avaient pas besoin d’être concentrés pour être collectivisés, le socialisme aurait été possible avant même que le mode de production capitaliste, en socialisant les moyens de production, ne fournisse la « base matérielle » de sa réalisation. Ce que Marx exclut justement, comme on le sait.
Au vu de cette exigence, la critique de l’économie politique n’oblige nullement la classe ouvrière à collectiviser l’intégralité du secteur dit productif. Ainsi est-ce sans qu’on puisse lui opposer la moindre objection de principe que ses représentants peuvent laisser hors secteur public les branches productives nouvellement nées ainsi que celles, plus anciennes, où la concentration est demeurée faible et qu’ils peuvent conserver, à l’intérieur de ces limites, la liberté d’entreprise à laquelle, on l’a dit, nos opinions ne sont certainement plus prêtes à renoncer purement et simplement.
Compte tenu du dynamisme et de la créativité que Marx reconnaît à la propriété privée, la classe ouvrière pourrait même avoir intérêt à s’appuyer sur l’esprit d’entreprise de la population là où ne sont pas réunies les conditions de la collectivisation. C’est en tout cas ce que pense, depuis quelques années déjà, Paul Boccara lorsqu’il appelle les partisans du socialisme à « s’appuyer sur l’énorme souplesse progressive, objective et pleine d’initiative du marché pour construire et aller plus loin[38]».
Quoi que l’avant-garde se décide à faire le moment venu, un point demeure acquis : par lui-même et en lui-même, le concept de socialisme n’implique pas plus la collectivisation des branches productives non socialisées que celle du secteur non productif. C’est donc sans contrevenir à la critique de l’économie politique de Marx que certains des États socialistes à demeurer s’appuient sur l’initiative privée et que le socialisme de demain pourrait lui-même se refuser à collectiviser l’ensemble des moyens de production.
10. – Le concept de communisme primitif — au sens où la vulgate l’entend — se voit lui aussi démenti par les textes de Marx-Engels. Les sociétés « archaïques » que les ethno- graphes pouvaient encore observer aux XVIIIe et XIXe siècles et auxquelles Marx et Engels se réfèrent, ne sont en effet ni aussi primitives ni aussi communautaires que le terme de communisme primitif le suggère : elles datent, dans le meilleur des cas, du « stade moyen » et non premier de l’« état sauvage » qui constitue le premier âge de l’homme (pour reprendre la terminologie de Morgan adoptée par Engels).
Les hypothèses que Marx et les anthropologues[39] formulent à propos de l’état sauvage, soulignent que les premières sociétés humaines étaient plus communautaires que les nôtres mais n’affirment nulle part que les premiers peuplements aient ignoré toute appropriation privée, toute inégalité, tout héritage, toute guerre, toute exploitation, tout asservissement, toute élimination anthropophagique des vaincus par les vainqueurs. « Au passage, rappelons, écrit Maurice Godelier, que cette thèse simpliste » de l’absence de toute propriété « n’était pas celle de Marx et d’Engels lorsqu’il parlaient eux aussi de « communisme primitif »[40]. » En termes savants, on ne saurait mieux dire à quel point la thèse du « communisme primitif », généralement diffusée par les organisations politiques se réclamant de Marx, relève du mythe et non du « socialisme scientifique ».
Les analyses de Marx et d’Engels sur les « sociétés primitives » restent, malgré tout, riches d’enseignements : elles permettent de comprendre pourquoi le concept de socialisme (sur le contenu anthropologico-juridique duquel les auteurs du Manifeste se sont peu penchés[41]) ne saurait se définir, comme la vulgate nous incite à le penser, par celui de communauté — ou le concept de communauté se définir par ceux de collectivisation, d’égalité et d’harmonie.
De ces analyses, il ressort en effet qu’il peut y avoir :
– vie communautaire intense sans que la propriété des moyens de production soit totalement collectivisée et l’égalité des individus assurée : pas plus que le concept de socialisme, celui de communauté ne serait ainsi synonyme de collectivisation. L’exemple de nos familles tendrait à le confirmer : bien qu’elles comptent parmi les formes communautaires les plus fusionnelles (mariage d’amour sur arrière-fond culturel sentimentaliste) et les plus intégrées qui soient (mise en commun du logement, de la plupart des biens d’équipement et des enfants ; dépassement de la division du travail conjugale et « démocratie à la base » depuis la libération de la femme ; répartition des biens de consommation en fonction des besoins davantage que du mérite), elles se fondent de plus en plus souvent, avec le développement du concubinage notamment, sur le régime de la séparation des biens ou de la communauté réduite aux acquêts ;
– vie communautaire intense sans que l’harmonie règne à chaque instant entre les membres d’une même tribu et a fortiori de plusieurs. A moins de pouvoir être sûrs de réussir là où des communautés de quelques dizaines d’individus apparentés et se connaissant les uns les autres ont échoué, les États socialistes de demain qui regrouperont des dizaines de millions d’individus sans lien de parenté et inconnus les uns des autres, ne sauraient se proposer d’établir une concorde aussi universelle, absolue et permanente que « fusionnelle » et
« romantique ». L’exemple de nos communautés familiales est, ici encore, éclairant : les relations de fraternité sur lesquelles le socialisme, à la suite de la Révolution française, ambitionne de modeler les rapports civiques et sociaux à venir, n’excluent — hélas — ni les inégalités de fortune (oncle qui réussit en oubliant la fratrie), ni la mésentente (« frères ennemis »), ni même le meurtre — consécutif à un désaccord occasionnel (Rémus et Romulus) ou à la simple jalousie (Abel et Caïn). « Familles, je vous hais ! », « On choisit ses amis, pas sa famille. » : alors que les individus récusent ou relativisent les liens de solidarité familiale, le socialisme peut-il encore espérer sérieusement faire d’eux — sur le mode en quelque sorte chrétien — des « frères » vrais ou faux ?
11. – La doctrine souffre, du point de vue théorique, d’un cinquième et ultime handicap : ne pouvoir compter sur les textes de Marx et d’Engels pour éliminer ses inadaptations. Dans l’état de formulation où ils nous les transmettent, ces textes soulèvent, en effet, des difficultés[42]. Ces dernières proviennent moins des analyses que leurs auteurs n’ont pas eu le temps de développer que de celles qu’ils ont eu l’occasion de formuler. En raison des confusions et des ambiguïtés qu’elles recèlent et qu’un nombre croissant de commentateurs relèvent[43], on ne saurait partir d’elles en leur état de formulation actuelle pour comprendre les phénomènes sur lesquels Marx et Engels ont omis de se pencher —comme certains de ceux sur lesquels ils se sont penchés.
Pour expliquer leurs confusions et leurs ambiguïtés, il ne suffit pas de mettre en avant la complexité des problèmes soulevés par Marx et Engels ou le fait que leurs points de vue se modifient au fur et à mesure qu’ils approfondissent leurs connaissances des domaines, anthropologique notamment, liés à leurs concepts juridiques. Leur méthode d’exposition doit, selon nous, être également mise en cause.
Les fondateurs de la Ière Internationale omettent souvent de définir[44] — même quand ils les révolutionnent — le sens des concepts qu’ils mobilisent. Ces omissions sont d’autant plus regrettables que le contexte, souvent abstrait ou obscur, ne permet guère au lecteur de reconstituer le sens de leurs concepts avec précision et certitude.
Marx et Engels explicitent-ils le sens des termes qu’ils utilisent, ils en brouillent souvent la perception en recourant au même signifiant terminologique pour désigner des signifiés conceptuels différents (polysémie terminologique) ou en désignant le même signifié conceptuel par des signifiants terminologiques différents (polymorphie conceptuelle)[45]. Ils ont beau, ainsi, distinguer le concept de possession de la propriété, ils utilisent indifféremment les termes de propriété ou de possession pour les désigner l’une et l’autre.
Bien que leur critique des sociétés de classe présuppose, par ailleurs, l’opposition de la propriété privée fondée sur le travail et de la propriété privée fondée sur le travail d’autrui (acquise par héritage, exploitation ou voie de fait)[46], ils visent fréquemment ces formes antagonistes par le même terme de « propriété privée ».
Par les termes de propriété ou de possession collectives, ils désignent, cette fois, aussi bien ce qui, comme le territoire de la population primitive, appartient indivisément à un ensemble d’individus particulier, que ce qui, comme la haute mer, appartient à l’humanité tout entière, c’est-à-dire à l’ensemble des populations singulières et non à l’une d’entre elles en particulier[47].
Dernier exemple. Marx perçoit que le terme « liberté » désigne « le droit de faire et d’entreprendre tout ce qui ne nuit pas à autrui[48] » ainsi que la condition à laquelle l’ouvrier peut choisir la ville ou le pays de son établissement ; la branche dans laquelle il tentera de se former et de faire carrière ; le syndicat ou le parti qui le représentera ; le secteur ou l’entreprise au sein desquels il s’efforcera — s’il le souhaite — de faire valoir sa force de travail. Marx voit très bien, aussi, que le droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail forme, de son côté, la condition sine qua non de l’exploitation[49].
Bien que ces deux droits se recoupent et se conditionnent jusqu’à un certain point, ils ne sauraient être confondus pour autant : on peut, comme l’artisan oeuvrant sous une dictature, disposer des fruits de son travail et ne pas être libre ; à l’instar de l’ouvrier produisant de la plus-value dans un régime démocratique en plein emploi, on peut rester privé d’une partie des fruits de son travail et être libre de militer, de voter et de changer de ville ou d’entreprise[50].
Malgré cette différence, c’est par le terme de « liberté » que Marx désigne le plus souvent le droit de l’homme de disposer des fruits de son travail[51]. Avec le risque que le concept de liberté et celui de droit de l’homme à disposer des fruits de son travail se confondent dans l’esprit de ses lecteurs, si ce n’est dans le sien.
Pour anodine qu’apparaisse cette confusion (et les précédentes), elle n’est pas sans affecter les analyses de Marx. Car, en ne dégageant pas le droit de disposer des fruits de son travail du concept de liberté, il se prive de la possibilité de considérer le premier indépendamment du second, pour lui-même et en lui-même et d’en faire a fortiori le tour afin de découvrir l’ensemble de ses caractéristiques ; par là, il s’interdit aussi de déduire les implications de ces découvertes et d’articuler le concept de ces caractéristiques et de ces implications aux autres concepts juridiques ou non juridiques de sa pensée.
L’état d’inexplicitation et d’indistinction dans lequel Marx-Engels laissent le droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail, est ainsi à l’origine de la plupart des ambiguïtés, des lacunes et des paradoxes nous interdisant de partir de leurs textes pour résorber les inadaptations théoriques et pratiques de la vulgate juridique où nous restons, de facto, encore englués.
12. – Ambiguïté. L’explication par laquelle l’auteur du Capital rend compte de la formation du droit de l’homme à disposer des fruits de son travail contredit sa théorie de l’exploitation, de la lutte des classes et de l’histoire. Bien que Marx conçoive l’exploitation et la lutte des classes comme des phénomènes universels et transhistoriques en ce sens qu’ils existent, sous des formes diverses, en toutes époques et en tous lieux, c’est par un facteur on ne peut plus particulier et on ne peut plus historique, à savoir le « droit naturel » bourgeois tel qu’il se développe dans l’Europe chrétienne « depuis le XVIe siècle[52]», qu’il explique la formation du droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail.
Si cette explication est exacte, la lutte des classes ne devrait pas apparaître avant les Temps modernes ni ailleurs qu’en Europe. Si, inversement, l’exploitation et la lutte des classes apparaissent antérieurement à cette période et partout où des peuplements humains sont établis, le droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail ne peut avoir pour cause l’école du droit naturel européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, ainsi que Marx l’écrit.
13. – Lacunes. A côté de la « béance » — pour parler comme Philippe Boccara — ayant trait à l’héritage, Marx et Engels laissent un autre vide à combler : nulle part, ils ne précisent les principes appelés à hiérarchiser et à unifier les différents corps de règles devant former le droit socialiste ; nulle part, ils n’indiquent davantage comment les droits des trois principaux sujets du droit socialiste — l’individu, la collectivité sociale et la représentation politique — sont appelés à se compléter, se limiter, s’articuler.
Cette lacune explique vraisemblablement pourquoi certains des aperçus qu’ils livrent, ici et là[53], se contredisent ainsi qu’on l’a déjà vu. Tandis que les bribes de leur droit politique nous incitent à concevoir le travailleur comme un « associé » titulaire de droits originaires et imprescriptibles et la collectivité sociale, ainsi que la représentation nationale, comme une émanation de l’assemblée des travailleurs individuels, les embryons de leur droit économique nous poussent à nous représenter ce même travailleur comme un membre du corps social (au sens anatomique des deux termes) et ses droits comme le fruit d’une concession toujours révocable de la représentation nationale.
Aussi longtemps que cette lacune ne sera pas comblée et la contradiction qu’elle occasionne résorbée, l’« avant-garde révolutionnaire » pourra parfaitement s’estimer en droit[54] de décider, en lieu et place des travailleurs, la part du produit de leur travail qui leur sera retenue ainsi que la manière dont elle sera utilisée : l’histoire montre qu’elle s’est rarement privée, jusqu’ici, de le faire.
14. – Paradoxes. Dans l’état de formulation où il nous la transmet, la critique de Marx à l’encontre de la propriété privée repose sur deux paradoxes quasi « zénoniens » :
– Ni Marx en particulier ni le socialisme en général ne peuvent critiquer « la propriété privée » sans la promouvoir, puisque c’est au nom du droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail qu’ils dénoncent l’inégalité de l’échange capital/travail. S’il veut éliminer la propriété privée du bourgeois[55], c’est pour mieux préserver celle du travailleur[56] ;
– Marx et le socialisme ne peuvent pas voir dans le droit de propriété le « droit à l’égoïsme[57] » sans faire du socialisme le régime qui assure le triomphe du « droit à l’égoïsme », puisque l’objectif auquel il répond est de garantir le droit de propriété de chacun sur les fruits de son travail et puisque le communisme lui-même a lui-même pour but d’assurer à chacun le droit de devenir le propriétaire d’autant de biens de consommation que nécessaires à ses besoins et ce quelles que soient la réalité, la qualité et la quantité de sa contribution à la fabrication du produit social.
15. -. Pour tenter de résoudre tout ou partie des difficultés que nous venons d’inventorier, nous avons recouru à une méthode se proposant de :
– compléter les éléments fournis par Marx en dégageant — à la façon en quelque sorte « symptômale » de Louis Althusser — les énoncés implicites — ou « latents » selon la terminologie althussérienne — aux analyses et jugements exprimés.
Par énoncés implicites, nous entendrons tout énoncé s’avérant le présupposé ou la conséquence logiques et donc nécessaires d’un énoncé explicite de Marx. Dès lors qu’un énoncé se révèle être la condition de possibilité (présupposé) ou l’effet nécessaire (corollaire) d’un concept explicite de Marx, il appartient à sa théorie autant que ce concept puisqu’on ne peut concevoir celui-ci sans concevoir par là même celui-là ;
– déduire de l’ensemble d’énoncés explicites et implicites ainsi obtenus des hypothèses régulatrices, ce qui revient à dire des énoncés ayant peu ou prou pour effet : a) d’accroître la rigueur des définitions défectueuses ; b) de combler les lacunes constatées ; c) de lever les ambiguïtés observées ; d) d’éliminer les paradoxes relevés ; e) d’articuler en un tout unifié le plus grand nombre possible d’énoncés explicites et implicites répondant aux objectifs attribués à la critique marxienne par notre hypothèse de travail.
16. – Les hypothèses régulatrices que nous avons obtenues au terme de l’explicitation proposée sont, pour l’essentiel, au nombre de deux.
– Première hypothèse régulatrice : Marx ne critique ni la propriété en général ni la propriété privée ; il ne critique pas même la propriété individuelle de moyens de production : il s’en prend seulement à la propriété ayant une autre origine que le travail[58].
La singularité du droit socialiste n’est pas de rejeter toute appropriation individuelle mais, au contraire, de garantir à chacun le droit de s’approprier les fruits de son travail et de subordonner l’appropriation privée à l’accomplissement d’un travail proportionné à la va- leur des biens appropriés[59]. Sous l’appellation euphémique de « propriété personnelle[60] », les juristes des pays dits socialistes ont reconnu à tout individu le droit de s’approprier des biens « par suite directe ou indirecte de leur travail » et à leurs autorités publiques l’obligation de « protéger » par « la loi » le « droit des citoyens à la propriété personnelle des revenus et épargnes provenant de leur travail[61] » qui forme une composante à part entière de la « propriété socialiste ».
– Seconde hypothèse régulatrice : le droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail au nom duquel Marx développe sa critique est un droit naturel. Si ce droit existe (et il faut bien qu’il existe pour que l’ouvrier ne récupérant pas le produit intégral de son travail soit dépossédé), il a nécessairement une cause. La cause de ce droit ne peut être divine étant donné les postulats matérialistes de Marx et elle ne peut pas non plus être historique dès lors que ce droit est, comme nous l’avons vu, antérieur à la cause historique que Marx lui attribue.
Pour que ce droit existe en tout temps et en tout lieu, il faut qu’il ait pour condition nécessaire et suffisante la nature humaine — que l’on préfère dénommer « instinct », « tendance », « pulsion » ou « gène » le principe par l’intermédiaire duquel la nature agit. Dès l’instant que l’homme se sent — naturellement ou spontanément — propriétaire de ce qu’il a créé par son travail, il n’y a aucune raison pour qu’il ne lutte pas partout et toujours pour le récupérer, quel que soit le conditionnement idéologique auquel les exploiteurs le soumettent pour obtenir son consentement[62].
En voyant dans le droit naturel une simple affabulation et en croyant expliquer par le seul facteur socio-économique les règles de droit qu’ils mobilisent, Marx et ses successeurs[63] se sont trompés sur les autres autant que sur eux-mêmes[64]. Le marxisme a beau s’opposer au libéralisme, il fait, comme lui, volens nolens, appel au droit naturel.
L’explicitation du droit de propriété naturel de l’homme sur sa personne et sur les fruits de son travail n’a pas pour seul intérêt de réconcilier la théorie de l’exploitation et la théorie de la lutte des classes. Par l’intermédiaire de ses nombreux corollaires, elle apporte aussi des solutions à la plupart des contradictions, ambiguïtés, lacunes ou paradoxes affectant la vulgate juridique ou les textes de Marx-Engels.
Que cette simple explicitation permette de régler autant de problèmes, il ne faut pas s’en étonner : le droit de l’homme sur les fruits de son travail étant au fondement de la « critique de l’économie politique », c’est sur lui que reposent la plupart des analyses de Marx. Que sa conceptualisation soit faussée et ces analyses le sont également ; qu’elle soit rectifiée et chacune d’elles en est, de proche en proche, rectifiée.
L’explicitation du droit naturel présente un ultime avantage et non le moindre : il jette un jour nouveau sur les évolutions politiques en cours. C’est ainsi qu’elle conduit à se poser les deux questions suivantes :
– Les social-démocratisations plus ou moins avouées auxquelles procèdent certains des partis communistes au pouvoir ou dans l’opposition trahissent-elles les principes de Marx ou ceux de la vulgate ?
– Ces « libéralisations » ou « révisions » ne témoigneraient-elles pas, finalement, d’une tentative d’adaptation pragmatique de la vulgate à deux « faits têtus » : les aspirations libertaires et individualistes des populations d’une part, les fondements authentiquement libertaires et individualistes — quoique implicites — de la pensée marxienne d’autre part ?
17. – L’explicitation du droit de l’homme sur les fruits de son travail a pour premier intérêt connexe de renforcer la légitimité de la lutte contre l’exploitation. Le droit de disposer du produit de son labeur n’est jamais que le corollaire d’un autre droit, celui de l’homme de disposer de sa personne : c’est seulement si l’homme a le droit de disposer de sa personne — et donc de sa « force de travail » — qu’il peut estimer siens les biens qui, sans lui, n’existeraient pas.
Le droit de disposer de sa personne est aussi naturel que celui de disposer des fruits de son travail. C’est bien avant la formation du droit bourgeois que, en tout lieu et toute époque, les hommes se sont spontanément élevés contre ceux qui opprimaient leur désir d’agir comme ils l’entendaient. Le sentiment d’être le maître de sa personne n’est pas moins instinctif que celui d’être le maître de ce qui naît de soi, enfant ou travail. Si le droit de disposer de sa personne et de ses produits ne s’enracinait pas dans un sentiment inné, les exploiteurs et les oppresseurs auraient-il besoin d’autant de théories, d’idéologies et de religions pour soumettre, à chaque époque, ceux qu’ils gouvernent ?
Comme c’est sur ce droit de l’homme à disposer de sa personne que s’enracinent ce qu’on appelle les droits de l’homme, le droit de propriété de l’homme sur les fruits du travail et le combat contre l’exploitation découle du même fondement qu’eux.
Il s’ensuit deux choses: 1° La lutte contre l’exploitation n’est pas moins importante que la lutte en faveur des droits de l’homme et pour cause : l’une et l’autre ne sont que les deux facettes d’un seul et même combat, celui en faveur des droits de la personne ; 2° La lutte pour l’échange égal entre le capital et le travail étant inséparable de celle pour les droits de l’homme, l’idéologie bourgeoise ne saurait objecter aux partisans de la première que leur cause s’oppose à celle des seconds et que, entre les deux, nos concitoyens devraient choisir.
18. – L’explicitation du droit naturel de l’homme sur les fruits de son travail présente un deuxième avantage connexe : rationaliser la critique marxienne des droits de l’homme. Si ces droits sont illusoires, s’ils donnent naissance à une « démocratie formelle », ce n’est pas parce qu’ils sont par eux-mêmes irréels, fantasmatiques ou manipulateurs comme certaines des formulations de Marx autorisent à le penser, mais parce que l’inventaire qu’en propose l’idéologie bourgeoise occulte ou réduit à la portion congrue un des plus importants d’entre eux — ce fameux droit de l’homme à disposer des fruits de son travail[65] — et son corollaire, la subordination de toute appropriation privée d’une fraction du produit social à l’exécution d’un travail qui lui équivaille. Sans le droit aux fruits de son travail, les Déclarations restent incomplètes[66] ; qu’il leur soit adjoint, elles trouvent — dans la perspective démocratique du socialisme ou socialiste de la démocratie — toute leur efficacité à l’encontre des oligarchies de la foi aussi bien que de l’argent, du savoir ou de la bureaucratie[67].
19. – Troisième intérêt connexe de l’explicitation du droit de l’homme de disposer des fruits de son travail : délivrer le marxisme de l’attitude pour le moins ambiguë qu’il a, depuis l’origine, nourrie à l’égard des « droits de l’homme » — et qu’il nourrit parfois encore[68], en dépit de ce que l’expérience des « pays socialistes » montre comme en dépit du fait qu’aucun héritier de Marx n’est encore parvenu à concevoir comment une « démocratie réelle » pourrait se passer d’être « formelle »[69].
Si le droit au nom duquel Marx conteste le partage actuel du produit social, découle du droit de l’individu à disposer de sa personne, le Mouvement ouvrier ne peut pas plus rejeter les droits de l’homme qui en découlent que les partisans des droits de l’homme ne peuvent rejeter le droit de l’homme et de l’ouvrier à disposer des fruits de son travail qui en découle tout autant.
Pour peu que les partis se réclamant de Marx fondent explicitement leur projet politique sur le droit de l’homme à disposer de sa personne et des fruits de son travail, ils ne pourront être soupçonnés de soutenir les droits de l’homme sous la pression de l’opinion ou pour s’allier à des partis réformistes le temps d’une élection, mais bien parce que le combat contre l’exploitation ne fait qu’un avec celui pour la liberté[70].
20. – L’explicitation du droit naturel de l’homme sur les fruits de son travail permet encore, et là est son quatrième intérêt connexe, de lever l’ambiguïté dans laquelle se meut, peu ou prou, la conception marxienne du socialisme. Dès lors que le droit naturel de chaque travailleur de disposer du fruit de son travail est explicité, plus rien ni personne ne saurait l’empêcher de jouer son rôle qui est de fonder le droit économique et social marxien. Contrairement à ce que déclare la vulgate et contrairement à ce qu’autoriseraient à croire certaines formules de Marx, ce n’est pas le droit du travailleur individuel qui dérive de la
« propriété commune » mais la « propriété commune » qui dérive du droit du travailleur : c’est seulement parce que chaque travailleur a le droit de disposer du produit de son travail productif ou improductif que leur « libre association » peut, pour satisfaire ce droit imprescriptible, abolir les formes de propriété privée des moyens de production qui lui feraient obstacle.
Si le droit économique et social de Marx repose lui aussi sur le droit naturel de chaque homme à disposer des fruits de son travail, le conflit qui existe entre son droit économico-social organiciste (« holiste ») et son droit politique contractualiste (« libre association ») se résorbe tout naturellement, puisque, grâce à l’explicitation du droit naturel, l’individu est, dans tous les secteurs du droit, à l’origine des règles. Au nom du droit économico-social, on ne saurait plus, sous quelque prétexte que ce soit, limiter les droits politiques de l’individu ni lui contester la maîtrise de sa personne, de son destin.
Si l’épanouissement de l’individu que prétend rechercher Marx n’est pas une préoccupation étrangère à sa pensée, « pièce rapportée » par certains de ses héritiers, c’est uniquement parce que l’individu se trouve le fondateur et l’acteur de l’ensemble des diverses associations (familles, classes sociales, partis, nations, etc.) déterminant le devenir social et qu’il est à ce titre, et quoique implicitement, un facteur à part entière de l’explication marxienne. A l’individualisme politique de l’immortel auteur du Capital répond son individualisme social (individu source du droit social et de sa classe sociale) autant que son individualisme méthodologique[71].
21. – Que le droit naturel de l’homme à disposer des fruits de son travail permette de lever les paradoxes « zénoniens » qui minent la critique marxienne de l’économie politique n’est pas le moindre des intérêts connexes de son explicitation.
– Dès lors que le marxisme n’est pas une critique de « la » propriété privée globalement considérée mais de la propriété privée dérivant d’une autre source que le travail, il peut critiquer la propriété privée sans la promouvoir simultanément, puisque la propriété privée qu’il critique (bourgeoise ne reposant pas toujours sur le travail) et celle au nom de laquelle il mène sa critique (socialiste reposant nécessairement sur le travail) n’est pas la même.
– S’il y a lieu de distinguer la propriété privée bourgeoise (fondée sur une autre source que le travail) de la propriété privée socialiste (fondée sur le travail personnel), il devient possible de faire du droit de propriété privé bourgeois le « droit à l’égoïsme[72] », sans que le droit de propriété privée socialiste s’assimile fatalement lui-même à ce même égoïsme.
S’il est outrecuidant d’assimiler le droit de propriété fondée sur le travail à de l’altruisme, il n’est pas légitime de l’assimiler, comme le fait Anton Menger à un égoïsme de même nature que l’égoïsme bourgeois et d’un degré supérieur à lui[73] : à côté de l’égoïsme parasitaire et illégitime de tous ceux qui, bourgeois ou prolétaires, réclament des titres de propriété sur des parts de revenu ou de capital qu’ils n’ont pas personnellement produites, il y a vraisemblablement lieu de distinguer l’égoïsme socialitaire et légitime de ceux qui, parce qu’ils ne revendiquent que les biens résultant de leur travail, respectent la propriété des tiers (privés ou publics) et n’exigent pas de la communauté plus qu’ils ne lui ont eux-mêmes, par leur travail, apporté. Autant le premier égoïsme est irresponsable, indifférent à autrui et sans limite, autant le second est responsable, ouvert à autrui et autolimité. Que le socialisme n’élimine pas tout égoïsme mais le promeuve, au contraire, sous la forme sublimée de l’« individualisticisme », mélange d’égoïsme et de mysticisme communautarien[74], il ne faut pas s’en étonner ni s’en choquer : si le socialisme se donne bien pour objectif l’épanouissement de la moindre individualité, il ne saurait éviter que chacun ne pense sinon toujours du moins d’abord à soi. Entre le renoncement chrétien et le renoncement socialiste, là passe vraisemblablement la différence.
22. – L’explicitation du droit de l’homme sur les fruits de son travail permet, enfin, de combler la plupart des lacunes juridiques constatées.
– Si l’homme a le droit de disposer des fruits de son travail en vertu de la loi naturelle qui détermine ses réactions innées, ce droit ne saurait lui être enlevé qu’au terme d’une modification, volontaire ou spontanée, de son génome. En l’absence d’une telle mutation génétique, il ne peut pas plus renoncer à son droit (inaliénabilité) qu’un tiers (individu ou collectivité) ne peut le prescrire.
Son droit sur les produits de son travail étant plein et entier, il a nécessairement celui d’en faire don. Dans la mesure où l’héritage est une cession a priori gratuite, il n’y aucune raison d’interdire au propriétaire dont le travail est à l’origine de ses biens le droit de les transmettre à sa famille ou à la personne de son choix.
Autant la survie de l’héritage dans les pays de l’Est est conforme au droit naturel de l’homme sur les fruits du travail qui fonde l’ensemble du droit socialiste, autant le projet de son abolition formulé par le Manifeste ne l’est donc pas. Si la société socialiste maintient ce droit, ce n’est ni de façon transitoire ni pour des raisons tactiques mais de façon durable et pour des raisons qui tiennent à son enracinement dans l’instinct naturel de propriété. Enracinement que le droit socialiste admet lui-même, lorsque, pour justifier la survie de l’héritage, il fait métaphoriquement valoir que « beaucoup d’institutions du droit successoral avaient « des racines profondes dans la conscience juridique du peuple »[75]».
Pour deux raisons, il importe peu, au fond, que ce droit soit une source d’inégalités. Par La Critique du programme de Gotha, texte qui fit scandale on l’a dit et que Marx écrit, précise-t-il à la dernière page, « pour sauver son âme[76] », on sait que le socialisme n’a pas pour vocation de faire disparaître l’ensemble des inégalités mais d’éliminer celles qui résultent d’un autre facteur que le travail[77].
Le socialisme a d’autant moins besoin d’abolir l’héritage que le droit de disposer des fruits de son travail ne lui interdit pas de taxer les héritages au-delà d’un certain seuil au motif que l’héritier n’a pas lui-même créé, par son travail, les biens qu’il reçoit.
– L’explicitation permet de réconcilier l’économie d’échange et la liberté d’entreprise avec le marxisme et le socialisme. Si l’homme est propriétaire du produit de son travail, il n’a pas seulement le droit de les céder gratuitement, il a aussi celui de les céder contre d’autres biens à condition que ces derniers aient coûté le même temps de travail[78]. Si le bien qu’il cède coûtait moins de temps, c’est sans contrepartie qu’il acquerrait une partie du produit du travail d’autrui, ce qui est contraire au droit de l’homme à disposer des fruits de son travail.
Pourvu que ce soit contre un bien nécessitant le même quantum de travail, rien ni personne ne saurait l’empêcher d’échanger les produits de son propre travail. Si l’économie d’échanges est compatible avec le droit de l’homme à disposer des fruits de son travail, elle l’est nécessairement avec le régime socialiste dès lors que ce dernier vise à garantir le droit de l’homme à disposer de sa personne et de ses prolongements, parmi lesquels le produit de son travail. Ce n’est donc pas seulement pour des raisons économiques, mais également pour des raisons juridiques que Philippe Boccara est en droit d’affirmer que « l’économie de marché, contrairement à ce que l’on dit souvent, n’est pas identique à l’économie capitaliste » et qu’« une économie socialiste par principe porterait (…) dans une large mesure (…) la dimension marchande du capitalisme[79]».
– L’explicitation du droit de propriété naturel permet de combler une autre lacune, légitimer la rémunération de l’épargne dite populaire que la vulgate laisse inexpliquée. Contrairement à ce que sa dénomination laisse croire, l’ « épargne populaire » n’est pas toujours celle du peuple, les nantis ne négligeant pas ce type de placements, le plus souvent fiscalement privilégiés. Quand bien même les plus pauvres seraient les seuls à se porter sur ces placements, ils ne sauraient, pour cette raison, être autorisés à percevoir un intérêt, si l’intérêt est bien une fraction de la plus-value dégagée par le travail productif d’un autre pauvre ainsi dépossédé.
Si l’ « épargnant populaire » est en droit de percevoir un intérêt, c’est pour deux raisons : son épargne a toutes les chances de provenir de son travail ; il est normal que l’usage du fruit de son travail ne puisse être cédé qu’en contrepartie d’un intérêt réparant le dommage qu’il subit du fait qu’il ne peut, pendant toute la durée de la cession, se servir de son bien.
Dans la mesure où l’intérêt perçu ne vise qu’à réparer les quatre types de dommages que le prêteur subit (érosion monétaire, ruine ou disparition de l’emprunteur, vol du bien par un tiers et manque à gagner)[80] et repose sur une juste appréciation de chacun d’eux, il découle du droit naturel de l’homme sur les fruits de son travail, respecte les limitations que celui-ci impose et constitue ce qu’il faut bien appeler l’« intérêt naturel » ou loyer naturel de l’argent. En autorisant les épargnants à percevoir des intérêts, les partis se réclamant de Marx contredisent donc sa vulgate mais non le principe juridique qui inspire sa critique de la propriété bourgeoise (non fondée sur le travail).
Ce qui vaut pour l’usage du capital financier vaut pour l’usage des autres formes de capital. Dès l’instant que des moyens de production (matières premières, outillage) sont le produit du travail de leur propriétaire et de lui uniquement — hypothèse que Marx n’exclut pasmalgré sa théorie de l’accumulation primitive[81] —, il n’y aucune raison pour que la cession de l’usage de ces moyens de production à ceux qui en ont besoin pour produire des biens ou valoriser leur force de travail qui demeurerait autrement sans utilité[82], n’entraîne pas le versement d’un loyer se bornant à : 1° réparer l’usure du capital (matières premières et outillage consommés) ; 2° alimenter de façon proportionnée la caisse permettant de reconstituer le capital en cas de perte, de vol ou de destruction (assurance); 3° dédommager le manque à gagner que l’utilisation des moyens de production occasionne à celui qui l’a créé par son travail et le possède imprescriptiblement par là.
De même qu’il existe un « loyer naturel » pour l’utilisation de l’argent (« intérêt »), il existe un « loyer naturel » pour l’utilisation des autres moyens de production créés par le travail de leur propriétaire (« loyer » immobilier naturel et « profit » industriel ou commercial naturel).
L’explicitation des corollaires du droit de l’homme à disposer des fruits de son travail ne permet pas seulement de comprendre pourquoi l’URSS et les États socialistes ont autorisé, à l’encontre de la vulgate, la perception d’un loyer par les propriétaires (publics ou privés) de logements. Elle permet, en outre, de comprendre pourquoi des États et des partis se réclamant de Marx se sont mis à plus ou moins ouvertement admettre la reconstitution ou le maintien d’un secteur privé productif et de définir également la condition juridique à laquelle le socialisme pourra, demain, tolérer la liberté d’entreprise : à savoir que les capitalistes ne retiennent pas une fraction de la plus-value produite par les travailleurs productifs supérieure au loyer naturel.
Au terme de cette explicitation, et ce sera notre conclusion, le travail de « révision » entrepris par les dirigeants du Mouvement ouvrier apparaît sous un jour nouveau dans la mesure où il peut être interprété comme un travail d’adaptation de la vulgate aux postulats juridiques implicites de Marx. Qu’ils n’aient pas vu que c’était à l’inexplicitation du droit naturel de l’homme sur les fruits de son travail que cette vulgate devait plus particulièrement ses travers importe peu. Plus vite que d’autres, ils ont senti que, à travers elle, « la manière de voir des utopistes » qui a, selon la citation d’Engels placée en exergue, « longtemps dominé les idées du XIXe siècle et les domine encore en partie », dominait aussi celles du XXe siècle et risquait de dominer également celles du XXIe siècle ! Sur le terrain politique et à leur manière, nécessairement pragmatique, ils n’ont, pas moins que les « intellectuels » des trente dernières années et en des vents souvent contraires, travaillé à dégager Marx des brumes idéologiques où ses premiers partisans, encore influencés par les idées naïves du premier socialisme, l’avaient enveloppé[83].
[1] F. ENGELS, Socialisme utopique, socialisme scientifique , Paris, Éd. sociales, 1977, p. 113.
[2] « Kommunistische Zeitschrift », n° 1, in K. MARX, OEuvres, IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 993.
[3] Cette communication synthétise certains développements de la partie juridique d’une thèse à soutenir, dirigée par Marcel GAUCHET, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et intitulée : « Droit naturel, valeur-travail et matière dans la critique de l’économie politique de Marx : de l’histoire de la pensée explicite à l’histoire de la pensée implicite ? »
[4] K. Marx, préface à la première édition allemande, Le Capital, L. I, Paris, Éd. sociales, 1971, p. 19.
[5] « Le droit de propriété sociale socialiste représente l’institution fondamentale du système juridique socialiste. C’est elle qui permet de comprendre le fonctionnement de toutes les autres institutions du droit civil et de leur spécificité, au-delà d’une identité formelle, technique, avec les institutions du système juridique des pays occidentaux », Yolanda EMINESCU, Tudor POPESCU, Les codes civils des pays socialistes. Étude comparative, Paris, LGDJ, 1980, p. 175.
« Mais une fois que l’état de propriété est donné, il est facile de comprendre la constitution de la société, elle se moule sur celle de la propriété », Georges PLEKHANOV, La conception matérialiste de l’Histoire, Paris, Librairie populaire, 1927, p. 35.
« Quant au principe même de la propriété individuelle », la Révolution française « l’a toujours respecté, honoré » et « placé dans ses constitutions au premier rang », A. de Tocqueville, Discours sur le droit au travail prononcé à l’Assemblée constituante le 12 septembre 1848 in Frédéric WORMS éd., Droits de l’homme et philosophie, Paris, Presses Pocket, 1993, p. 338.
[6]« Sub specie juris le droit concentre et exprime l’ensemble des déterminations de la société civile bourgeoise. C’est dire qu’il n’est pas seulement déterminé mais déterminant … », Jacques MICHEL, Marx et la société juridique, Paris, Publisud, 1983, p. 12-13.
[7] K. MARX, Le Capital, L. III, p. 741, cité in Philippe Boccara, Introduction, K. MARX, Le Capital, l, Paris, E. S., 1976, p. XLIV.
[8] « Il y a eu certainement une vision marxiste de l’État relativement étroite. (…) Cela s’explique par le fait que les fonctions de l’État étaient essentiellement celles-là (régaliennes) au moment où Marx les a analysées », Anicet LE PORS, « Les institutions sont un terrain essentiel de lutte », entretien avec Gilbert Wasserman, M, n° 44, février 1991, p. 10.
« Car il est vrai qu’après la Critique du droit politique hégélien (1843) Marx ne parlera plus du droit que de manière ponctuelle », J. MICHEL, op. cit., p. 13.
« Dans tout ce que Marx nous a laissé, il y a très peu de choses sur ce qu’il appelait la « superstructure », savoir le droit, l’État et les formes idéologiques. Et la tradition marxiste n’a, jusqu’à Gramsci, dont l’apport reste limité, rien ajouté à ce que Marx nous a laissé. (…) pour l’essentiel, le marxisme a été répété, et détourné ou sclérosé dans sa répétition », Louis ALTHUSSER, « Le marxisme aujourd’hui », Enciclopedia Garzanti, 1978, publié in M, n° 43, janvier 1991, p. 9.
[9] K. MARX, La sainte famille , Paris, Éd. sociales, p. 42.
[10] « Dans une histoire rigoureusement scientifique de l’économie politique, cet écrit (Qu’est-ce que la propriété?) mériterait à peine une mention. (…) Le titre marquait déjà l’insuffisance de l’écrit. La question était trop mal posée pour qu’on y pût répondre correctement. (…) … Proudhon noyait la totalité de ces rapports économiques dans la notion juridique générale de » la propriété »… (…) Proudhon s’est empêtré dans tout un tissu d’élucubrations sur la vraie propriété bourgeoise », K. MARX, Lettre à J. B. von Schweitzer du 24 janvier 1865, in OEuvres, I, op. cit., 1965, p. 1453- 1454. Dans cette lettre Marx donne un « bref aperçu » (p. 1542) de sa manière de voir Proudhon « qui vient à peine de disparaître » (p. 1459).
[11] « Force est… de constater que, parmi les marxismes, l’un a été largement dominant au plan international, mais aussi en France (davantage que dans d’autres pays). (…) Ce marxisme là est un corpus doctrinal simplifié en principes définitifs, à présentation scientiste, qui masque la richesse théorique de l’oeuvre de Marx, ses apports, comme ses hypothèses et les questions qu’il laissait ouvertes, tant il est évident qu’il ne s’agit pas d’une oeuvre achevée », Pierre BAUBY, « De Marx à la compréhension du monde pour le transformer », M, n° 66, décembre 1993, p. 8.
[12] Marc ANGENOT, L’Utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la IIème Internationale, Paris, P.U.F., 1993.
[13] « Plus généralement, nous rejetons un marxisme dogmatique tel qu’il est d’abord apparu dès la fin du XIXe siècle, puis a été figé en « marxisme-léninisme » à partir des années 1920… (…) Il faut ici souligner une spécificité française : la culture dominante marquée en profondeur par le cartésianisme ne portait pas à la dialectique, ce qui me semble expliquer la relative pauvreté, à tout le moins l’évident schématisme du marxisme dominant », P. BAUBY, art. cité, p. 8.
[14] « Néanmoins, bien que la propriété dans son sens économique se retrouve dans n’importe quelle société humaine, le droit de propriété est loin d’avoir cette permanence. La société primitive l’ignorait et il est destiné à disparaître en même temps que l’État, dans la société communiste », Y. EMINESCU, T. POPESCU, op. cit., p. 175.
[15] « L’histoire connaît cinq types fondamentaux de rapports de production : le communisme primitif, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste.
Sous le régime de la commune primitive, la propriété collective des moyens de production forme la base des rapports de production. Ce qui correspond, pour l’essentiel, au caractère des forces productives dans cette période. Les outils de pierre, ainsi que l’arc et les flèches apparus plus tard, ne permettaient pas aux hommes de lutter isolément contre les forces de la nature et les bêtes de proie. Pour cueillir les fruits dans les forêts, pour pêcher le poisson, pour construire une habitation quelconque, les hommes étaient obligés de travailler en commun s’ils ne voulaient pas mourir de faim ou devenir la proie des bêtes féroces ou de tribus voisines. Le travail en commun conduit à la propriété commune des moyens de production, de même que des produits. Ici, on n’a pas encore la notion de la propriété privée des moyens de production, sauf la propriété individuelle de quelques instruments de production qui sont en même temps des armes de défense contre les bêtes de proie. Ici, il n’y a ni exploitation ni classe », Joseph STALINE, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Paris, Norman Béthune, 1970, p. 29-30.
[16] « Mais un trait caractéristique par rapport à la classification traditionnelle des biens consiste dans le fait que la summa divisio devient la division des biens en moyens de production et biens de consommation, catégories ayant des régimes juridiques différents, ce qui apparaît clairement dans le régime des biens attribués aux organisations socialistes », Ibidem, p. 180.
[17] « Faut-il rappeler que Marx a poursuivi de ses sarcasmes l’idée que l’ouvrier serait propriétaire du produit de son travail, ainsi que la définition socialiste de l’abolition de l’exploitation comme étant le recouvrement par le salarié de sa juste part au produit de son travail ? », Yann MOULIER BOUTANG, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, P.U.F., 1998, note 9, p. 275.
[18] K. Marx, Le Capital, L. III, p. 741, cité par Philippe Boccara, Introduction, in K. Marx, Le Capital, l, Paris, E. S., 1976, p. XLIV.
[19] « Dans la société des producteurs privés, ce sont les personnes privées ou leurs familles qui supportent les frais de la formation de l’ouvrier qualifié ; c’est aux personnes privées que revient donc d’abord le prix plus élevé de la force de travail qualifiée : l’esclave habile se vend plus cher, le salarié habile se rétribue plus cher. Dans la société à organisation socialiste, c’est la société qui supporte ces frais. C’est donc à elle qu’en appartiennent les fruits, les valeurs plus grandes du travail composé une fois qu’elles sont produites. L’ouvrier lui-même n’a pas de droit supplémentaire. Et, en passant, la morale de cette histoire est encore que le droit de l’ouvrier au « produit intégral du travail », quelle qu’en soit la vogue, ne va pas toujours sans anicroches », F. ENGELS, Anti-Dühring, Paris, Éd. socialistes, 1973, p. 229- 230.
« …La plus-value est une forme d’appropriation du surplus : le surplus désigne le volume de richesses qui est produit par une société en excédent par rapport à ce que cette production lui a
coûté … », Maxime DURAND,« Crise du marxisme ou crise du capital ? », Critique communiste, n° 138, été 1994, p. 79 (souligné par nous, J.- P. A.).
[20] « C’est uniquement par la suppression de la propriété privée des instruments et des moyens de production, indiquait-il (Marx dans La Critique du programme de Gotha), que la propriété personnelle peut être restaurée, sur la base de propriété sociale des moyens de production », Aurelian et Trajan IONASCO, « La propriété personnelle en droit socialiste », in Mélanges Marc Ancel , t. I , Paris, Pédone, 1975, p. 142 (souligné par nous, J.-P. A.).
[21] « Mais la production capitaliste engendre à son tour, avec l’inéluctabilité d’un processus naturel, sa propre négation. C’est la négation de la négation. Celle-ci ne rétablit pas la propriété privée, mais, en tout état de cause, la propriété individuelle fondée sur les conquêtes mêmes de l’ère capitaliste : sur la coopération et la propriété commune de la terre et des moyens de production produits par le travail proprement dit », K. MARX, L. C., 1983, p. 857 (souligné par nous, J.-P. A.).
« En effet, dans la société socialiste, où le produit total du travail est un produit social, une partie de ce produit est destinée à remplacer les moyens de production qui ont été consommés, ainsi qu’à l’élargissement de la production et à la création d’un fonds de réserve et d’assurance. (…) L’autre partie du produit social est destinée à la consommation individuelle et sociale. Après les retenues, de plus en plus réduites (…) ce qui reste est réparti entre les producteurs individuels pour servir à leurs propres besoins, conformément au principe socialiste : à chacun selon la quantité et la qualité de son travail. C’est sur cette partie que le travailleur acquiert un droit de propriété personnelle. Ainsi, la propriété personnelle apparaît comme une conséquence inhérente de la propriété sociale (propriété socialiste d’État et propriété des coopératives) qui en constitue la source matérielle et la garantie. C’est en ce sens qu’on dit que le droit de propriété personnelle dérive de la propriété socialiste. », A. et T. IONASCO, art. cit., p. 142 (souligné par nous, J.-P. A.).
[22] « La théorie socialiste du droit de la propriété s’appuie sur la théorie marxiste de la propriété, comme appropriation des objets de la nature à l’intérieur et à l’aide d’une forme sociale déterminée »,Y. EMINESCU, T. POPESCU, op. cit., p. 175.
[23] Pour une exception à cette tendance, voir Jean-Pierre AIRUT, « Alaska : un socialisme arctique sort de sa réserve », Le Monde diplomatique, août 1993.
[24] K. MARX, Le Manifeste communiste, OEuvres, I, op. cit., p. 182.
[25] « 14. Le droit de succession sera restreint », K. MARX et le Comité « Revendications du Parti communiste en Allemagne » (tract non daté de l’année 1848 très probablement), K. MARX, OEuvres, IV, op. cit., 1994, p. 4.
[26] Y. EMINESCU, T. POPESCU, op. cit., p. 311.
[27] F. ENGELS, La Question du logement, Paris, Éd. sociales, 1976, p. 118.
[28] « Art. 9.- A côté du système socialiste d’économie qui est la forme dominante de l’économie en URSS, la loi admet les petites économies privées des paysans individuels et des artisans fondées sur le travail personnel et excluant l’exploitation du travail d’autrui », Constitution de l’Union des Républiques socialistes soviétiques, 1936, in Les constitutions soviétiques (1918-1977), trad. Guy Desolre, Paris, Savelli, 1977, p. 52.
[29] « Art. 303 – Du loyer. En attendant l’instauration de la jouissance gratuite des logements, le preneur doit payer, en temps voulu, un loyer… », Ibid., p. 95.
[30] « Les économies représentent la partie des revenus non utilisés pour la satisfaction des besoins courants et qui est généralement déposée dans les caisses d’épargne de l’État (…) Pour stimuler ces dépôts, l’État offre des conditions avantageuses (intérêts, prix en automobiles ou autres objets de valeur ou en excursions à l’étranger, exemption d’impôts), assure le secret absolu des dépôts, le droit de retirer librement les sommes d’argent déposés (…) ainsi que le droit de disposer, mortis causa, des sommes déposées soit par une déclaration écrite du déposant inscrite sur son livret d’épargne ou sur la fiche de son compte personnel, soit par une déclaration écrite déposées à la caisse d’épargne », A. et T. IONASCO, art. cit., p. 145.
« Art. 270 – Des intérêts dans le contrat de prêt.
La perception d’intérêts dans le contrat de prêt n’est permise que dans les cas prévus par les lois de l’Union soviétique, et aussi dans les opérations de prêt des caisses d’entraide sociale et des monts-de-piété », Le Code civil de la République de Russie 1964, trad. René Dekkers, Bruxelles, Centre national pour l’étude des États de l’Est, 1964, p. 86.
[31] Marcel Drach, « Intérêt », in Dictionnaire critique du marxisme, Paris, P.U.F, 1982, p. 606.
[32] « Article 57. The citizens enjoy freedom of enterprise as determined by law », Socialist Republic of Vietnam’s Constitution of 1992, Hanoï, The GIOI Publishers, 1993, p. 34.
[33] « Un théoricien du marxisme ne peut manquer, lorsqu’il prononce le mot « communisme », d’y associer la constellation des concepts qui forment système avec lui dans la pensée et dans le texte de Marx : libre association des producteurs (…) », Patrick TORT, « Le communisme irréel », Critique communiste, n° 98, été 1990, p. 18.
« Le communisme, c’est la prise en charge collective et consciente de la société par les individus qui la composent, pour la satisfaction de leurs besoins », Gérard FILOCHE, « Individu et communisme », Critique communiste, n° 98, été 1990, p. 32.
[34] « La pensée du socialisme ne peut, selon moi, redevenir claire et distincte que si on confronte la réarticulation de ces trois termes (marché, plan et coopération) qu’elle suppose à la configuration qui est respectivement la leur dans les deux structures modernes (la structure capitaliste et la structure étatiste), ainsi qu’à la matrice métastructurelle de la modernité, qui dans sa forme de promesse contractuelle porte l’affirmation principielle du socialisme », Jacques BIDET, « Le communisme ne vient pas après le socialisme », M, n° 66, décembre 1993, p. 16.
[35] « Le travail n’est productif que s’il produit son contraire. (…) Seul est productif le travail qui produit du capital ; que tout autre travail, quelle que soit son utilité (il peut tout aussi bien être nuisible) n’est pas du travail productif pour la capitalisation », K. MARX, Le Capital, op. cit., 1968, p. 242.
[36] Au moment où Marx exige la «centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport et de communication » (Le Manifeste communiste, OEuvres, I, op. cit., p. 182), il n’a pas encore établi la distinction entre le travail productif et le travail non productif qui prive cette exigence de fondement sociojuridique.
[37] « On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété acquise par le travail personnel, cette propriété qui, dit-on, forme la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance personnelle.
« Quelle est donc cette propriété, fruit de l’effort du labeur personnel ? Voulez-vous parler de la propriété du petit bourgeois, du petit paysan, de celle qui a précédé la propriété bourgeoise ? Ce n’est pas à nous de l’abolir, le progrès de l’industrie qui l’a abolie et l’abolit jour après jour », K. MARX, Le Manifeste communiste, op. cit., p. 175.
[38] Paul Boccara, « Le Marché s’identifie-t-il au capitalisme ? », Entretien de Noël Guibert avec Paul Boccara, M, n° 45, avril 1991, p. 26.
[39] « Au cours de la période de l’état sauvage et au stade inférieur de la barbarie, les individus possédaient peu de biens. Pendant la période de l’état sauvage, ces biens se limitaient aux effets personnels ; au cours de la période suivante, les droits de possession s’étendirent aux longues-maisons et aux jardins », Lewis H. MORGAN, La Société archaïque, Paris, Anthropos, 1985, trad. par H. Jaouiche, p. 82 (souligné par nous, J.-P. A.).
Dès « l’état sauvage », le droit de propriété est suffisamment individualisé et sacralisé pour que
« les effets personnels qui avaient le plus de valeur » soient « enterrés avec les morts », c’est-à-dire leurs propriétaires et pour que « le problème de l’héritage » se pose et prenne « de l’importance avec l’extension et la variété des droits de propriété », écrit encore Morgan qui précise : « C’est ainsi que nous trouvons, dès les premiers stades de la barbarie et même avant, au cours de l’état sauvage, une règle selon laquelle les biens du défunt devaient rester dans sa gens et être distribués entre ses membres », Ibidem.
[40] « Cela s’oppose à une thèse de certains théoriciens des XVIIIe et XIXe siècles qui affirmaient que dans les sociétés les plus primitives « tout appartenait à tous » et que la propriété (on pourrait aussi bien dire l’absence de toute propriété) reposait sur ce seul principe dit du « communisme primitif ». Malinovski, en 1926, n’eut guère de peine à démontrer que cette théorie ne s’appliquait pas à la société des îles Trobriant de Nouvelle-Guinée, et il suggéra qu’elle ne s’appliquait probablement à aucune société primitive, ce qui est aujourd’hui abondamment confirmé.
« Au passage, rappelons que cette thèse simpliste n’était pas celle de Marx et d’Engels lorsqu’il parlaient eux aussi de « communisme primitif », car ils se sont toujours élevés contre ce qu’ils ap-pelaient l’idée d’un « El Dorado » primitif et ont insisté sans relâche sur le fait que dans les sociétés, même les plus primitives, existent, semble-t-il, au moins trois formes d’inégalité : entre les hommes et les femmes, entre les générations aînées et cadettes, entre les autochtones et les étrangers » , Maurice GODELIER, L’idéel et le matériel, Paris, Fayard, 1984, p. 107.
On observera que certaines formulations d’Engels sont ambiguës et autorisaient à croire au communisme primitif : « Dans la communauté de tribu ou de village où règne la propriété collective du sol qui subsiste ou dont les vestiges très reconnaissables subsistent, chez tous les peuples civilisés lors de leur entrée dans l’histoire, une répartition sensiblement égale des produits est tout à fait naturelle ; là où intervient une inégalité plus grande de la répartition entre les membres, elle marque aussi le début de la dissolution de la communauté », F. ENGELS, Anti-Dühring, op. cit., p. 178.
« Et avec toute son ingénuité et sa simplicité, quelle admirable constitution que cette organisation gentilice (iroquoise) ! Sans soldats, gendarmes ni policiers, sans noblesse, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons, sans procès, tout va son train régulier. Toutes les querelles et toutes les disputes sont tranchées par la collectivité de ceux que cela concerne, la gens ou la tribu, ou les différentes gentes entre elles — c’est seulement comme moyen extrême et rarement appliqué qu’intervient la menace de vendetta. (…) Les intéressés décident et, dans la plupart des cas, un usage séculaire a tout réglé préalablement. Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux — l’économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres — y compris les femmes. Il n’y a pas encore de place pour des esclaves, pas plus qu’en général pour l’asservissement de tribus étrangères. Quand les Iroquois, vers 1651, eurent vaincu les Eriés et la « Nation neutre » ils leur offrirent d’entrer avec ces droits égaux dans la confédération c’est seulement quand les vaincus s’y refusèrent qu’ils furent chassés de leur territoire », F. ENGELS, L’Origine de la famille, trad. J. Stern, Paris, Éd. Sociales., 1972, p. 104.
[41] « Marx (… ) ne traite du socialisme que de façon allusive », J. BIDET, art. cit., p. 16.
[42] « Le texte des Formes est difficile, en partie du fait de l’écriture de Marx et il a fait l’objet d’interprétations contradictoires », Pierre BONTE, Claude MAINFROY, Introduction, F. ENGELS, L’Origine de la famille, Paris, Éd. sociales, 1983, p. 12.
[43] Tony ANDRÉANI a beau faire valoir que Marx nous a « appris à ne pas nous payer de mots : la précision et la rigueur de son langage, alliées à l’amour du concret et au bon usage des métaphores, font encore pour nous de son discours un modèle de pensée exigeante », il regrette, dans le même article, « une grande limite de la pensée marxienne », Marx ne faisant « jamais vraiment le départ entre ce qui relève des rapports sociaux et ce qui ressortit aux rapports interindividuels… »
(« Pourquoi Marx revient ou reviendra », Critique communiste, n° 138, été 1994, p. 60).
[44] Engels ne semble pas reconnaître un rôle épistémologique particulier à la définition : « Toutes les définitions sont scientifiquement de peu de valeur », écrit-il dans l’Anti-Dühring, op. cit., p. 113.
[45] Sur les effets de cette polysémie et de cette polymorphie sur les concepts et les termes marxiens de matière, matériel et matérialisme, voir J.-P. AIRUT, « Le matérialisme de Marx : mythe ou réalité ? », in Françoise MONNOYEUR éd., Qu’est-ce que la matière ? Regards scientifiques et regards philosophiques, Paris, Livre de poche, 2000, p. 109-145.
[46] « Le mode d’appropriation capitaliste issu du mode de production capitaliste, la propriété capitaliste donc, est la négation première de la propriété individuelle, fondée sur le travail fait par l’individu », K. MARX, op. cit., 1983, p. 857.
[47] « Remontez aux origines des sociétés occidentales et vous y trouverez partout la propriété commune du sol », K. Marx à Véra Zassoulitch, 8 mars 1881, in F. ENGELS, L’Origine de la famille, de la propriété et de l’État, op. cit, 1972, p. 332.
[48] La Question juive, Paris, Aubier, 1971, p. 105.
[49] « Il est dans le principe de l’économie politique de confondre deux sortes de propriétés privées très différentes, l’une fondée sur le travail propre du producteur, l’autre sur l’exploitation du travail d’autrui. Elle oublie que non seulement cette dernière constitue le contraire direct de la première, mais qu’elle ne pousse aussi que sur sa tombe », K. MARX, Le Capital, I, op. cit., p. 858.
[50] « Car le prolétaire contraint quotidiennement à vendre sa force de travail est néanmoins possesseur de soi-même et doit l’être, à vrai dire, pour vendre celle-ci, et c’est pourquoi il est néanmoins libre au sens pertinent du terme », G. A. COHEN, « La liberté et l’égalité sont-elles compatibles ? », traduction J. Hoarau, M, n° 37, mai 1990, note 1, p. 33.
[51] « Autrefois le travailleur vendait une force de travail, la sienne, dont, en tant que personne formellement libre, il disposait », K. Marx, Le Capital, I, op. cit., p. 445 (souligné par nous, J.-P. A.).
« Pour qu’il y ait transformation d’argent en capital, il faut donc que le possesseur d’argent trouve le travailleur libre sur le marché des marchandises, libre en ce double sens qu’il dispose en personne libre de sa force de travail comme d’une marchandise lui appartenant », Ibid., p. 190 (souligné par nous, J.-P. A.).
[52] K. MARX, Introduction générale à la critique de l’économie politique, OEuvres, I, op. cit., p. 235.
[53] Dans la Critique de programme de Gotha, Paris, Éd. sociales, 1972, Marx dégage ainsi le principe appelé à régir les rapports entre individus dans le domaine de la répartition du produit social. Pour soutenir face aux partisans de l’« égalitarisme français » que tous les individus ne sauraient avoir les mêmes droits sur leur produit commun, il fait valoir plus ou moins explicitement deux arguments. Sous le socialisme, chaque individu est, tout d’abord, en droit de prétendre récupérer un revenu sinon égal du moins proportionné à sa contribution au produit social, ce qui revient à dire à son travail. La contribution des individus ne saurait jamais être égale dans la mesure où elle dépend de la complexité de la force de travail ainsi que de l’ardeur au travail et de son habileté de chacun et où ces facteurs sont eux-mêmes conditionnés par les « dons » de chaque individu que la société ne saurait véritablement éliminer — raison pour laquelle ils constituent autant de « privilèges naturels » (p. 31-33) .
Ces « gloses critiques » que Marx avaient confidentiellement adressées aux dirigeants de la social-démocratie, firent scandale lorsque Engels prit le risque de les publier, contre le voeu des dirigeants de la social-démocratie, une dizaine d’années après la mort de Marx.
[54] L’exemple soviétique nous paraît l’avoir montré.
[55] «Vous êtes terrorisés, parce que nous voulons faire disparaître la propriété privée. (…) En un mot, vous nous reprochez de vouloir abolir votre propriété à vous. En vérité, c’est bien ce que nous voulons », K. Marx, Le Manifeste communiste, Oeuvres, vol. I, 1965, p. 177.
[56] « La révolution socialiste n’a pas entièrement aboli la propriété privée, celle-ci a continué et continue encore d’exister dans certains pays socialistes, dans des proportions différentes et pour des périodes plus ou moins longues », Y. EMINESCU, T. POPESCU, op. cit. , p. 184.
[57] K. MARX, La Question juive, op. cit, p. 107.
[58] A côté de l’appropriation par le travail, Marx admet, certes, d’autres formes d’appropriation. En vertu de ce que le juriste socialiste Anton Menger appelle « le droit à l’existence », Marx admet que diverses catégories de personnes ne travaillant pas reçoivent une part du produit social : enfants, invalides de naissance ou du travail, travailleurs malades, retraités.
Dans la mesure où ce droit d’appropriation au nom du droit à l’existence est passager ou subsidiaire, il ne remet pas en cause la valeur de principe du droit de propriété fondé sur le travail.
[59] Dans la mesure où il ne tolère aucune autre source d’appropriation, il se différencie du droit lockien qui, tout en faisant du travail le fondement de la propriété, admet d’autres sources d’appropriation au fur et à mesure du développement social.
[60] « … la propriété personnelle (…) trouve son origine dans des rapports de travail établis au sein d’organismes relevant de la propriété socialiste ; elle provient et ne peut provenir que du travail dans ces conditions-là », Henri CHAMBRE, L’évolution du marxisme soviétique. Théorie économique et droit, Paris, Seuil, 1974, p. 275.
« Le droit de propriété personnelle est le droit des personnes physiques de s’approprier, par suite directe ou indirecte de leur travail, des biens de consommation individuelle et des biens d’usage et de confort personnel et ménager destinés à satisfaire leurs besoins matériels et culturels, et d’exercer sur ces biens, par leur propre pouvoir et dans leur propre intérêt, les attributs de possession, de jouissance et de disposition qui leur sont reconnus par la loi socialiste en tant qu’expression de la volonté du peuple », A. et T. IONASCO, art. cit., p. 143.
[61] Article 10, Constitution de l’Union des Républiques socialistes soviétiques, 1936, op. cit., p. 52.
[62] Quatre auteurs ont, à notre connaissance, pressenti à des degrés divers la naturalité du droit présupposé par la critique socialiste de l’organisation bourgeoise de la société : ARCES et Léon MAROT, Démonstration du socialisme par le droit naturel (Théorie et application), Paris, 1890 ; Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, Payot, Paris, 1976, p. 191 : « Au berceau du marxisme, il n’y a donc pas seulement la partialité économique pour les exploités et les opprimés, mais aussi la partialité, dans l’esprit du droit naturel, pour les humiliés et les offensés »; Karl PRIBRAM, Les Fondements de la pensée économique, Paris, Economica, 1986, p. 599 : « Les socialistes ricardiens (…) éliminent tous les éléments hypothétiques de la théorie du coût du travail et affirment un droit « naturel » des travailleurs à la totalité de la valeur de leur production en raison de l’argument indéfendable que la valeur d’échange est créée exclusivement par le travail. Cet argument comporte implicitement un retour au concept mercantiliste de substance des biens, associé à une croyance dans les droits « naturels ». »
[63] « (…) il n’y a pas de droit naturel, transcendant à l’histoire, mais seulement des droits, corrélatifs d’un système politique tel que la démocratie, avec son soubassement économique et les conflits sociaux qui l’accompagnent », T. ANDRÉANI, art. cit., p. 59.
[64] Voir J.-P. AIRUT, « Is Karl Marx’s Exploitation Theory Based on Natural Law ? », in Roberta KEVESLON, Law and the Conflict of Ideologies, New York, Peter Lang, 1996, p. 11-24.
[65] John Locke que Marx considère comme un des fondateurs du libéralisme, est le premier philosophe à faire expressément du lien qui unit le travailleur à son produit un principe d’appropriation universel : « Sans aucun doute, ce travail appartient à l’ouvrier ; nul autre que l’ouvrier ne saurait avoir de droit sur ce à quoi le travail l’attache », Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Vrin, 1985, p. 91. En faisant valoir que ce principe ne saurait valoir après que l’économie s’est monétarisée, il ouvre la voie à ceux qui s’emploieront à réduire à néant ce principe que l’économiste français Bastiat tentera de restaurer sans succès en 1848 — étant données l’indifférence des socialistes et l’incompréhension des libéraux de l’époque.
[66] Ni la Déclaration de 1793 ni celle de 1795 n’ignorent le droit de l’homme sur les fruits de son travail. Cf. J.-P. AIRUT, « Exploitation capitaliste et crime innommable : paradoxes juridiques et moraux de la condamnation marxienne du profit », in J.H. ROBERT et S. TZITIZS, Morale et criminalité, Paris, L’Archer, 1999, p. 39-53.
[67] Sur le concept d’oligarchie et les mécanismes par lesquels l’idéologie juridique française organise et occulte la reproduction du pouvoir de ses oligarchies, voir J.-P. AIRUT, « Le juge dans le ruisseau : la faute aux profs ou à Rousseau ? », Crises, n° 4, 1994, p. 111-134.
[68] « On nous a assez seriné avec les droits de l’homme, avec leurs principes soi-disant métajuridiques (comme si les diverses déclarations ne comportaient pas des droits contradictoires et comme si elles n’étaient pas contradictoires entre elles…) pour que l’on se rende compte aujourd’hui de ce qu’ils pouvaient comporter de mystificateur et je crois que cela atteint la conscience commune à l’heure où le capitalisme détruit les droits sociaux, où il bafoue allègrement le droit au travail et le droit au logement… », T. ANDRÉANI, art. cit., p. 59.
[69] Et pour cause : un régime qui prive une partie de ses citoyens du droit de contester la politique de ses dirigeants fussent-ils « socialistes » ne saurait assurer la dictature du prolétariat mais seulement de ceux qui s’expriment en son nom.
[70] « (…) la tâche d’un héritage socialiste des droits de l’homme » pourrait se résumer à « pas de véritable instauration des droits de l’homme sans fin de l’exploitation, pas de véritable fin de l’exploitation sans instauration des droits de l’homme », E. BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, Paris, Payot, 1976, p. 12-13.
[71] « Nous pensons que la thèse selon laquelle les rapports sociaux sont les produits des individus en interaction en tant qu’individus est proprement et explicitement marxienne, directement par l’analyse que Marx fait du mode de production », Bernard BOURGEOIS, Philosophie et Droits de l’homme, de Kant à Marx, Paris, P.U.F., 1990, p. 123.
[72] Cf. Note n° 57.
[73] « Tout système socialiste qui proclame le droit au produit intégral du travail, repose sur l’égoïsme humain, et à un degré plus prononcé que ne le fait l’organisation juridique actuelle ; car, dans le premier système, chacun ne travaille que pour soi, et dans le second, en partie pour soi, en partie pour le revenu sans-travail », Anton MENGER, Le Droit au produit intégral du travail, 1886, trad. d’après la 2e éd. allem., Paris, Giard et Brière, 1900, p. 42-43.
[74] « Mais l’individu dont il (Marx) parle n’est pas l’individu sans attache, voué à la poursuite de ses fins personnelles, fussent-elles pour une part altruistes, toujours en train d’effectuer des calculs coûts/avantages, à la manière de la ménagère cherchant le meilleur rapport qualité/prix ou de l’entrepreneur cherchant à minimiser ses coûts et à maximiser son profit. C’est là pour Marx une mentalité de petit bourgeois ou d’épicier. (…) Pour Marx, l’individu qu’il appelle de ses voeux, est un individu pleinement social (…). Par là, Marx s’est fait le plus grand critique de la civilisation capitaliste (….). Car, à force de vouloir désocialiser l’individu, cette civilisation le laisse en panne de communauté (…) », T. ANDRÉANI, art. cit., p. 59.
[75] Y. EMINESCU, T. POPESCU, op. cit., p. 311.
[76] « C’est pourquoi Marx a écrit la Critique et il a ajouté « dixit et salvavi animam meam » (J’ai parlé et j’ai sauvé mon âme) : c’est la preuve qu’il l’a écrite pour sauver sa conscience et sans aucun espoir de succès », F. Engels à A. Bebel du 1er mai 1891, in K. MARX et F. ENGELS, Critiques des programmes de Gotha et d’Erfurt, op. cit., p. 86.
[77] Les exceptions à ce principe (part de produit social aux enfants, aux impotents et aux personnes âgées) confirment ce principe qui n’exclut pas la notion de « droit à l’existence » mais se le subordonne —contrairement à ce que souhaite, dit Marx, le socialisme « français », « égalitariste ».
[78] Nous avons tenté d’inventorier les paradoxes économico-logico-mathématiques inhérents au concept de valeur-travail et d’analyser leurs implications dans notre communication : « The Explicit or Implicit in the History of Economic Thought ? The Example of Karl Marx’s Labor-Value and Surplus-Value Theory », Annual Conference, European Society for The History of Economic Thought, Marseille 27 february – 2 march 1997.
[79] Art. cit., p. 21.
[80] Pour une présentation plus précise du concept de profit naturel, voir J.-P. AIRUT, « Exploitation capitaliste et droit naturel : le patronat responsable mais pas coupable ? », Revue internationale de Philosophie et de Criminologie de l’acte, n° 9-10, p. 113-132.
[81] « La propriété privée acquise par le travail, fondée pour ainsi dire sur l’unité intrinsèque du travail, comme individualité singulière et indépendante, et de ses conditions de travail, est supplantée par la propriété privée capitaliste, laquelle est fondée sur l’exploitation du travail d’autrui mais formellement libre », K. MARX, op. cit., 1983, p. 855.
Cette forme de constitution du capital subsiste toujours parmi les créateurs de micro ou de petites entreprises.
[82] Nous avons présenté le détail de cette analyse dans notre communication « « Vente » ou « location » de la force de travail ? Sur les enjeux d’une distinction éminemment marxienne », Journées d’étude des 27 et 28 novembre 1997 sur « Marx aujourd’hui : fondements et critique de l’économie politique », organisées par le CAESAR FORUM, URA-CNRS 1700 et Actuel Marx, ERS-CNRS 196.
[83] De même que le christianisme primitif (duquel Engels rapproche le socialisme utopique) n’a pu « supplanter le culte des dieux antiques parmi les masses » qu’en lui « empruntant » (« Contribution à l’histoire du christianisme primitif », K. MARX, F. ENGELS, Sur la religion, Paris, Éd. sociales, 1972, p. 335-336), de même le marxisme n’a pu supplanter le « socialisme utopique » auprès de la base militante de son époque qu’en promouvant une vulgate conservant certains de ses aspects dans le même temps qu’elle en proposait le dépassement.