N.B. Cet article sur le New Labour de Tony BLAIR devait paraître, à la veille des législatives britanniques de 2005, dans feu Le Monde des Débats, jusqu’à ce que Michel VIEWORKA, directeur de la rédaction, reçoive une tribune de Tony BLAIR qu’il préféra publier en lieu et place…
Ni les difficultés de Blair pour cause de fièvre aphteuse, ni celle de Jospin pour cause de gauche critique ne doivent nous détourner de l’essentiel. Au regard des principes qui fondent l’anticapitalisme, le modèle de société au-quel le New Labour s’efforce de donner corps, est bien plus socialiste que celui de la gauche radicale. Avant d’accuser Jospin de s’aligner sur lui, qu’elle s’interroge enfin sur elle-même. Si elle l’ose.
Les adversaires de gauche de Tony Blair ne reprochent pas seulement à son social-libéralisme de renoncer —comme la social-démocratie— à prendre le contrôle des moyens de production. Ils lui en veulent également de remettre en cause l’idée de redistribution des revenus en s’en tenant —contrairement ici à la social-démocratie— à la simple lutte pour « l’égalité de droit » ou des « chances ».
Ce faisant, ils reprennent implicitement à leur compte les deux objectifs que le socialisme révolutionnaire de toujours, « l’union de la gauche » française d’avant 1983 et la gauche anticapitaliste européenne d’aujourd’hui estiment aussi légitimes que complémentaires : 1° « abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme » (résultant de l’« appropriation privée des moyens de production ») ; 2° « lutte contre les inégalités » de fait et pas seulement de droit (à laquelle l’anticapitalisme actuel s’attache d’autant plus qu’il croit moins à la prochaine réalisation de l’objectif précédent).
L’HOMME, PROPRIÉTAIRE DES FRUITS DE SON TRAVAIL
Au fondement de la notion d’exploitation, l’idée que l’homme est le propriétaire des fruits de son travail : pour que l’employeur puisse exploiter ses employés « productifs » en conservant la fraction de valeur dénommée « plus-value », créée par leur travail et supérieure au salaire qui leur est versé, il faut en effet que les hommes en général et les employés en particulier soient propriétaires de leur personne et du produit de leur force de travail à l’instar de tous les autres humains. Si tel n’était pas le cas, l’employeur pourrait s’emparer de l’intégralité du produit de ses employés sans qu’eux ni personne ne puissent protester.
Les théoriciens socialistes ne se sont, curieusement, guère attachés à dégager ce droit de propriété au nom duquel se développe pourtant leur critique de « la propriété ». Et on ne peut que le regretter. Car, pour peu qu’on conçoive distinctement ce droit, on s’aperçoit que le terme d’exploitation ne vise pas, comme la « vulgate socialiste » nous a habitués à le croire, le rapport qui unit le « prolétaire » au « capitaliste » mais celui qui prévaut entre tout travailleur (manuel ou intellectuel) et toute personne (capitaliste ou non) s’appropriant sans contrepartie une fraction des fruits de son travail de manière un tant soit peu récurrente. Entre les deux acceptions, il est plus qu’une nuance dans la mesure où, seule, la seconde permet de prendre conscience que l’« exploitation » est susceptible d’avoir une autre cause que la propriété privée des moyens de production et que les prédateurs du travail humain ne sont dès lors pas au nombre de un mais de trois !
DÉTOURNEMENT D’INTÉRÊT GÉNÉRAL
A côté du patron, l’État peut, en effet, lui aussi s’approprier gratuitement le travail d’autrui. Comment ? En fournissant aux travailleurs des prestations d’une valeur inférieure à celle des prélèvements qu’il opère sur leurs salaires. Lorsque tel est le cas, ne s’approprie-t-il pas sans contrepartie une fraction du fruit de leur travail ?
Pour que l’État s’abstienne d’exploiter, il ne suffit pas que ses prestations équivaillent à la ponction qu’il opère ni qu’elles répondent à quelque « intérêt général » vaguement défini. Encore faut-il que « l’intérêt général » auquel elles répondent soit celui des travailleurs ponctionnés : si les prestations ne profitent pas à ceux qui les financent (dépenses somptuaires, utilisation des fonds spéciaux à des fins personnelles, services publics plus utiles aux fonctionnaires qu’à la collectivité, etc.), c’est sans contrepartie que l’Administration s’approprie les fruits du travail des contribuables.
Et encore faut-il que le coût des prestations servies par l’État soit, à qualité égale, inférieur ou identique à celui auquel une entreprise privée les fournirait, puisque c’est sans contrepartie que l’État prélèverait autrement la part de salaire servant à financer le surcoût des prestations.
A l’aune de ces principes, l’exploitation du Travail par l’État — qui pourrait être mesuré par un « taux d’exploitation » spécifique — n’est pas moins abusive que celle du Travail par le Capital. Alors que le patron ne conserve, selon Marx, que la part de valeur créée par le travailleur inutile à sa survie (la « plus-value »), c’est une fraction de la valeur créée par le travailleur et nécessaire, par définition, à sa survie (le « salaire ») que l’État s’approprie en toute bonne conscience…
Ce n’est donc pas seulement par souci d’efficacité que les agents publics doivent se consacrer aux missions qu’il sont les seuls à pouvoir exécuter (justice, défense, enseignement, aides aux nécessiteux, etc.), mais aussi et surtout pour éviter d’exploiter le travail des contribuables ! En s’efforçant de réduire le rôle économique de l’État, le social-libéralisme de Tony Blair se laisse ainsi moins influencer par le libéralisme qu’il ne tire les conséquences du droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail. Si Jospin trahit l’idéal socialiste, ce n’est pas en privatisant les entreprises inutilement étatisées, mais en ne le faisant qu’à mots couverts. Car, en se comportant en coupable, il entretient la croyance selon laquelle le recentrement de l’État sur les missions où il risque de moins exploiter les « travailleurs » serait « antisocialiste » si ce n’est « antisocial » !
EXPLOITATION DU TRAVAIL OUVRIER PAR DU TRAVAIL OUVRIER
Le collègue, le « frère de classe » ou le « compagnon de luttes » revendiquant un revenu égal à ses besoins et non à sa contribution au produit social, est le troisième prédateur du travail humain. Pour obtenir un revenu supérieur à la productivité de son travail, il doit en effet nécessairement s’approprier une partie des fruits de travail de ceux dont la productivité est supérieure à la sienne. Pour avoir défendu cette thèse, la Critique du Programme de Gotha —un des textes tardifs de Marx— s’est vue déformée par le Mouvement ouvrier français, peu enclin —le fondateur du « socialisme scientifique » s’en plaignait déjà— à remettre en cause son héritage « utopico-égalitariste ». La plus-value ajoutée par les travailleurs qui forme le profit de l’entreprise, fait ainsi valoir Marx, sert à financer le « remplacement des moyens de production usés » et l’« élargissement de la production » (recherche-développement-investissement-diversification) ainsi que l’ « assurance contre les accidents, les perturbations dues aux phénomènes naturels, etc. » (in Oeuvres, Gallimard, I, 1968, p. 1417). A moins de renoncer à ces fonctions qui sont une « nécessité économique », les sociétés socialistes ne sauraient utiliser la plus-value à des fins de réduction des inégalités.
Le pourraient-elles qu’elles n’en auraient de toute façon pas fini avec l’inégalité. A répartir le profit des entreprises en fonction de la contribution de chaque travailleur au produit social, elles aggraveraient en effet les inégalités au lieu de les réduire ! A le répartir en raison inverse de cette contribution, c’est le droit de propriété socialiste de l’homme sur les fruits de son travail fondant la lutte contre les inégalités capitalistes qu’elles violeraient alors carrément…
LE SOCIALISME, COMME RÉGIME TRAGIQUE
A ce dilemme, elles ne sauraient même pas échapper par une politique de formation assurant à tous les travailleurs des compétences égales et des salaires dès lors eux aussi égaux. Dans la Critique du programme de Gotha déjà citée, Marx prévient en effet les dirigeants social-démocrates que les « talents inégaux » dont disposent les hommes, constituent des « privilèges de nature » que nulle société ne saurait éradiquer (en l’absence de mutation ou de manipulation génétiques, préciserait-il sans doute aujourd’hui). Aussi longtemps que « tel homme » sera « physiquement ou intellectuellement supérieur à tel autre », l’humanité souffrira d’« inégalité de capacité de travail » telle que les uns, prévient-il, pourront toujours « fournir en un même temps plus de travail » ou « travailler plus longtemps » que les autres (p. 1419-1420) —et contribuer, ainsi, davantage que la moyenne à la formation du produit social. Sauf à remettre en cause le principe moral qui le justifie, le « droit socialiste » ne saurait pas plus que le « droit bourgeois », conclut-il, se servir du revenu de ceux qui travaillent le plus pour permettre à ceux qui travaillent le moins de satisfaire les mêmes besoins qu’eux (p. 1419-1420). Sous le capitalisme comme sous le socialisme, pas d’égalitarisme donc —ni même d’égalité— sans exploitation des plus travailleurs par les moins travailleurs ! La « lutte contre les inégalités » et celle contre l’exploitation se complètent bien moins, on le voit, qu’elles ne s’excluent tragiquement…A moins de « jeter dans les poubelles de l’histoire » Marx, la théorie de la plus-value et le droit du travailleur aux fruits de son travail, la gauche ne saurait se réclamer à la fois du socialisme et de l’égalité.
A recentrer le socialisme sur sa mission de lutte contre les inégalités de droit et non de fait, Tony Blair cède donc moins, ici encore, aux sirènes libérales qu’il ne met la politique sociale de son parti en accord avec le droit socialiste de l’homme sur les fruits du travail et les enseignements anti-utopistes de Marx. En réduisant les prélèvements des classes moyennes, Lionel Jospin travaille, certes, lui aussi à éliminer l’exploitation publique dont elles sont devenues l’objet et contre laquelle il ne faut pas s’étonner, dès lors, qu’elle se rebellent. En n’explicitant pas les raisons doctrinales de sa politique fiscale comme en s’opposant à l’idée d’inciter les « chômeurs professionnels » à rechercher un emploi, il s’interdit cependant de libérer la gauche plurielle de sa vision unilatérale de l’exploitation et de poursuivre sa politique de renaturation social-libérale du socialisme. Et il laisse, pire encore, croire que c’est par pur « opportunisme » et non par souci de justice qu’il remet en cause l’héritage doctrinal de son parti ! Comme quoi, Blair lave bien plus rouge que Jospin, Hue, Krivine, Arlette. Et Lénine-Staline-Mao…
[1] Journaliste, philosophe, auteur de « Le matérialisme de Marx-Engels : mythe ou réalité ? » in F. MONNOYEUR, Qu’est-ce la matière ? Regards scientifiques et philosophiques, Livre de poche, 2000, 45F.