Association Ch. Gide pour l’Étude de la Pensée Économique & GRESE Paris I
COLLOQUE INTERNATIONAL
MODÈLES FORMELS ET THÉORIE ÉCONOMIQUE :
HISTOIRE, ANALYSE, ÉPISTÉMOLOGIE
Paris, La Sorbonne 17 et 18 septembre 1999
Modèles mathématiques et métaphores biophysiques
dans la théorie marxienne de la valeur et de la plus-value :
complémentarité et conflictualité
par Jean-Pierre Airut, EHESS, Centre de Recherches Politiques Raymond Aron
Résumé : L’analyse des modèles mathématiques et des métaphores biophysiques sur lesquels Marx invite ses lecteurs à se représenter le « processus de valorisation de la marchandise » conduit à s’interroger sur la pertinence de l’image que la communauté savante se fait de sa théorie de la valeur et de la plus-value.
1. – Entendons par modélisation le processus par lequel l’analyste, pour expliquer les phénomènes qu’il étudie, en vient à se les représenter sur le modèle — ou encore le paradigme ou le schème — de réalités à ses yeux mieux connues.
Au terme de cette définition, le processus de modélisation met en cause quatre éléments distincts.
1. 1. – La réalité de référence, c’est-à-dire la réalité dont la représentation sert de modèle. Cette réalité peut être matérielle et donc perceptible par les sens (une réalité chimique donnée) ou immatérielle et donc appréhensibles au terme seulement d’opérations conceptuelles (êtres imaginaires rationnels de type mathématique ou irrationnels de type féerique par exemple).
1. 2. – La représentation modelante, c’est-à-dire la représentation de la réalité de référence (la conception mécaniste de la réalité chimique déjà mentionnée). Dans la mesure où l’on ne saurait éviter de saisir la réalité de référence indépendamment de la représentation – perceptive, conceptuelle ou imaginaire[1] – qu’on en a, c’est sur la représentation modelante de la réalité de référence (et non sur cette dernière directement) que l’on prend, dans la pratique, modèle.
1. 3. – La réalité à expliquer, i. e. le phénomène économique que l’auteur est conduit à se représenter sur le modèle de la réalité de référence et par l’intermédiaire de la représentation modelante.
La réalité à expliquer peut être matérielle (ainsi le prix, chez Marx, que l’on peut toujours observer sur le marché) ou immatérielle (chez le même Marx, la valeur qui se laisse seulement concevoir dans la mesure où elle n’existe qu’enrobée dans le prix d’une part et que sous la forme du concept de moyenne des prix d’autre part.
1. 4. – La représentation modelée, c’est-à-dire la représentation que l’auteur se forme sur le modèle de la réalité de référence et à travers laquelle il conçoit la réalité à connaître[2].
Aussi longtemps que l’historien de la pensée économique ne se rapporte pas aux observations empiriques de la réalité de référence ou de la réalité à expliquer de son auteur, il n’a affaire, dans la pratique, qu’à la représentation modelée dans la mesure où c’est à travers elle que s’exprime toujours, explicite ou implicite, la représentation modelante qui l’inspire.
2. 1. – La modélisation est mathématique lorsque les « signifiants » (mots, symboles, figures) de la représentation modelante — sur laquelle l’auteur invite ses lecteurs à se représenter les phénomènes étudiés — renvoient à des signifiés arithmétiques, algébriques, géométriques, probabilistes, etc[3].
2. 2. – La modélisation est imaginaire lorsque les « signifiants » (terme ou illustrations) de la représentation modelante , équivoques[4] ou plurivoques[5], désignent chacun une pluralité de signifiés[6] entretenant des rapports de juxtaposition, d’association ou d’agrégation analogues à ceux qui prévalent entre les points qui composent une image — et non des rapports de subordination ou de synthèse caractéristiques des signifiés intervenant, comme on le verra, dans la modélisation conceptuelle.
Les signifiés qui composent la modélisation imaginaire, sont, selon les cas, esthétiques ou abstraits.
2. 2. 1. – Les signifiés imaginaires sont esthétiques lorsque la réalité à laquelle ils se réfèrent (un habit), peut être perçue par les sens ou représentée en esprit au terme d’un acte d’imagination perceptive.
2. 2. 2. – Les signifiés imaginaires sont abstraits lorsque la réalité à laquelle ils se réfèrent, ne saurait être perçue par les sens[7] mais seulement représentée en esprit au terme d’un acte d’abstraction intellectuelle — ou d’un acte de remémoration du résultat d’un acte d’abstraction antérieur[8].
Que les signifiés de la modélisation imaginaire soient esthétiques ou abstraits, ils sont toujours plus ou moins confus. Nombre de termes sont, en effet, polysémiques : aussi longtemps que l’auteur ne s’astreint pas à désigner — explicitement par une définition ou implicitement par le contexte — quel sens, parmi tous ses sens possibles, il attribue précisément au terme, il court le risque de lui en prêter plusieurs sans même s’en apercevoir et de se méprendre, ainsi, sur le sens des mots qu’il utilise[9].
3. – La modélisation est conceptuelle lorsque les signifiants de la représentation modelante désignent des concepts[10], c’est-à-dire des signifiés abstraits, synthétiques[11] et distinctement définis[12] tout à fois.
A côté de la « modélisation conceptuelle normale » et de la « modélisation conceptuelle réfléchie », on distinguera une « modélisation conceptuelle pure et parfaite ».
3. 1. – La « modélisation conceptuelle normale » est celle à laquelle procède tout un chacun lorsqu’il conçoit de manière plus ou moins irréfléchie son objet sur le modèle d’une autre réalité : aux concepts distinctement définis que l’auteur est toujours susceptible d’utiliser se mêlent alors des représentations « imaginaires » au sens où nous l’avons défini ainsi que des concepts insuffisamment ou inadéquatement définis — tous sources de confusions[13].
3. 2. – La « modélisation conceptuelle réfléchie » est celle à laquelle tout un chacun procède lorsqu’il revient avec un regard plus ou moins critique sur les résultats de son activité de modélisation conceptuelle irréfléchie.
3. 3. – La « modélisation conceptuelle pure et parfaite » est le nom que prend la « modélisation conceptuelle réfléchie » lorsqu’elle se donne les moyens de parvenir à l’objectif auquel elle répond — à savoir expliquer les phénomènes économiques aussi rigoureusement et précisément que possible — et s’astreint à les utiliser.
Dès lors que, pour se différencier de la représentation imaginaire, la représentation conceptuelle ne doit se composer que de signifiants distinctement définis et renvoyant à des signifiés abstraits et unifiés, l’analyste ne peut accéder et se maintenir au plan du concept qu’en se soumettant à l’ensemble des procédures susceptibles de neutraliser les facteurs risquant à chaque instant de perturber son activité conceptuelle spontanée ou réfléchie : distraction, manque de compétence, excès de confiance en soi, etc. Cet ensemble de procédures — communément désigné par les termes d’« exposition more geometrico » , « hypothético-déductive » ou encore « axiomatique » — oblige l’auteur à, par exemple, définir explicitement ses concepts afin de s’assurer qu’ils sont bien formés ; à répéter la définition de ses concepts à chaque fois qu’il les utilise pour s’empêcher de la modifier ; et à déduire le plus grand nombre possible d’énoncés à partir du même petit nombre d’énoncés (définitions et axiomes) afin de s’assurer qu’ils ne contredisent pas.
La « modélisation conceptuelle pure et parfaite » reste un idéal dont on ne saurait se rapprocher qu’en utilisant la méthode hypothético-déductive ou axiomatique, fastidieuse on le sait.
4. – On distinguera la modélisation selon qu’elle est expresse, explicite ou implicite[14].
4. 1. – La modélisation est expresse lorsque l’auteur indique à son lecteur qu’il recourt à un modèle en utilisant les termes mêmes de « paradigme », « modèle », « schème » (ou un de leurs synonymes) : « Empruntons une analogie à la chimie », écrit ainsi Marx dans l’édition française du livre premier du Capital qu’il supervise[15]. La modélisation expresse autorise à penser que l’auteur est conscient de ne concevoir qu’analogiquement.
4. 2. – La modélisation est explicite lorsque l’auteur signale à son lecteur qu’il recourt à un modèle en utilisant des termes qui, tout en étant différents des ceux de « modèle » ou « paradigme », laissent malgré tout clairement entendre qu’il est conscient de concevoir analogiquement. Ainsi les termes « comme », « de même que », etc. : « C’est absolument leur propriété immanente que de créer de la valeur, de produire de l’intérêt, de même que les propriétés d’un poirier sont de produire des poires », écrit encore Marx[16],
4. 3. – La modélisation est implicite, enfin, lorsque l’auteur s’abstient d’utiliser les termes (« comme », « analogie », etc.) qui lui permettraient de signaler au lecteur qu’il conçoit analogiquement. La métaphore, dont il sera par la suite souvent question, est une forme de modélisation implicite — de type imaginaire à chaque fois que l’auteur ne définit pas le sens qu’il attribue au terme qui désigne la réalité sur le modèle de laquelle il invite le lecteur à concevoir son objet : « Tandis que le travail productif transforme des moyens de production en éléments de formation d’un nouveau produit, sa valeur subit une métempsycose », écrit Marx sans définir le terme « métempsycose » qui fait ainsi image[17].
5. – L’histoire de la pensée économique ne s’est, jusqu’à présent, guère intéressée qu’aux modélisations les plus explicites de Marx. Elle s’est ainsi penchée sur le modèle « dialectique » que l’auteur du Capital déclare expressément avoir emprunté, en l’adaptant, à Hegel. Lorsqu’elle s’est penchée sur ses modélisations mathématiques, elle a davantage cherché à les parfaire (schémas sur la transformation[18]), à les étendre à tout Le Capital[19], à les re-situer d’un point de vue biographique[20] ou à en retracer l’éventuelle postérité[21] qu’à procéder à une analyse en règle de leurs composantes, de leurs présupposés et de leurs effets[22].
Pour que l’histoire de la pensée économique commence à s’intéresser aux modélisations implicites de l’auteur du Capital, il faut attendre – si l’on excepte les remarques d’auteurs hostiles à Marx[23] – les travaux de Henri Denis[24] qui conclut à l’« échec » de l’économie marxienne après avoir fait apparaître le conflit qui existerait, selon lui, entre la modélisation mathématico-mécaniste explicitement revendiquée et la modélisation dialectique plus ou moins implicitement poursuivie[25].
6. – Marx recourt fréquemment à la modélisation. Pas plus que les autres économistes, il ne peut en effet s’en passer ; et ce d’autant moins que sa formation littéraire, sa vaste culture et son esprit polémique l’incitent à faire flèche de toutes comparaisons[26] et de toutes métaphores[27].
Nous ne nous intéresserons ici qu’aux modélisations au contact desquelles notre travail de thèse nous a placé[28]. Leur trait commun : aider Marx à concevoir ce que nous appellerons la valorisation de la marchandise[29], i. e. le processus au terme duquel une marchandise acquiert la valeur qui est la sienne[30].
Bien que Marx ne dénomme pas ce processus par un terme ad hoc qui en faciliterait la distinction, l’analyse et la conceptualisation, il l’évoque à de nombreuses reprises dans les premiers chapitres du Capital et il y revient de façon plus méthodique dans le chapitre VI de la quatrième édition allemande « Capital constant et capital variable ».
Quand on procède à la synthèse de ses remarques, on s’aperçoit que le « processus de valorisation de la marchandise » se distingue par au moins trois caractéristiques.
Ce processus est tout d’abord variable : il diffère, ainsi que nous le verrons, selon que la marchandise est objective (les marchandises en général) ou subjective (la force de travail) et selon que la marchandise subjective — la force de travail donc — est productive de plus-value ou non productive de plus-value.
Ce processus est ensuite complexe : selon le type de marchandise considéré, il met en cause neuf ou douze facteurs :
1° la valeur d’usage — sans laquelle un produit du travail ne saurait avoir de valeur ;
2° les matières premières — qui servent de substrat physique à la valeur d’usage ;
3° la valeur desdites matières premières — qui se communique à la valeur d’usage à laquelle elles servent de substrat ;
4° les outils de production — qui permettent à la force de travail de donner aux matières premières servant de substrat au produit les propriétés grâce auxquelles il acquiert la valeur d’usage dont il a besoin pour avoir de la valeur ;
5° la valeur desdits outils de production — qui se communique elle aussi à la valeur d’usage qu’ils permettent de former ;
6° la force de travail — qui combine les matières premières et l’outillage nécessaires à la formation de la marchandise ;
7° la valeur de ladite force de travail — qui se communique à la valeur d’usage qu’elle produit ;
8° le temps de travail — qui correspond au nombre d’heures pendant lequel la force de travail doit opérer pour transférer à la valeur d’usage la valeur équivalent au salaire qu’elle reçoit de l’employeur ;
9° le temps de surtravail — qui correspond au nombre d’heures pendant lequel la force de travail doit opérer, quand elle est productive d’une quantité de valeur supérieure à celle qu’elle reçoit de ses moyens de production (marchandises nécessaires à son entretien et à sa reproduction), pour créer le quantum de valeur appelé « profit de l’employeur » ;
10° la plus-value — que la force de travail « crée » pendant ledit temps de surtravail lorsqu’elle est productive de plus de valeur qu’elle n’en reçoit de ses moyens de production ;
11° la valeur totale du produit du travail — égale à la valeur payée[31] de l’ensemble du travail nécessaire à sa production quand la force de travail n’est pas productive de plus-value ;
12° la valeur totale du produit du travail — égale à la valeur payée et à la valeur impayée du travail nécessaire à sa production quand la force de travail est productive de plus value.
Le processus de valorisation est enfin ontologiquement hétérogène : les facteurs qui le composent n’appartiennent pas tous en effet au même ordre de réalité. S’ils sont, dans leur ensemble, « objectifs » en ce sens que leur existence peut se constater et se mesurer par des moyens à la fois précis, rigoureux et consensuels, certains sont matériels comme les matières premières, les outils, la force de travail voire la valeur d’usage quand la marchandise sert à satisfaire un besoin physique ; d’autres, en revanche, sont immatériels comme la valeur d’usage quand elle sert à satisfaire un besoin psychique (plaisir esthétique, ostentation, etc.) ou comme la valeur d’échange — des matières premières, de l’outillage, de la force de travail et de la marchandise au total — que l’on peut mesurer mais que l’on ne saurait ni voir, ni sentir ni toucher et qui est, ainsi que l’écrit Marx dans son style à la fois imagé et lettré, aussi insaisissable que l’énorme « Veuve Quickly »[32] du Henry IV de Shakespeare.
7. La conception du processus que nous venons de soulever soulève plus d’une question :
1° Comment des facteurs matériels et immatériels peuvent-ils coexister et s’articuler au sein d’un même processus ?
2° Comment des facteurs matériels peuvent-ils, plus particulièrement, produire un effet — la valeur — qui ne le soit pas lui-même (matériel) ?
3° Pourquoi, la force de travail a-t-elle, si elle est bien une « marchandise », un mode de valorisation différent des autres marchandises ou pourquoi, si elle a un mode de valorisation différent, la considérer comme une « marchandise » ?
4° Pourquoi la force de travail est-elle, tantôt oui et tantôt non, productive de plus-value : si c’est à elle-même qu’elle doit d’être productive de plus-value, pourquoi cesse-t-elle de l’être en passant d’une activité industrielle à une activité tertiaire et si c’est à la nature de ses activités qu’elle doit d’être tantôt « productive » et tantôt « non productive », pourquoi ne pas dire que ce sont ses activités et non elle qui sont, le cas échéant, « productives » de plus-value ?
5° Pourquoi l’usage de ce moyen de production qu’est la force de travail aurait-il le pouvoir de produire de la valeur et pas celui des autres moyens de production ?
6° Lorsque la force de travail est productive de plus-value, a-t-elle un mode de valorisation d’emblée différent de celui des forces de travail non productives de plus-value ou bien partage-t-elle avec ces dernières le même mode de valorisation pour la part de valeur qu’elle reçoit, comme elles, de ses moyens de production ?
7° Pourquoi, enfin, la marchandise produite par le travail de l’ouvrier qui n’est pas payée[33] (surtravail) peut-elle avoir une valeur autre que nominale si la valeur des marchandises n’est, selon la théorie de la valeur, que la valeur payée de leurs moyens de production ?
8. – Marx ne répond guère à ces questions. Dans la mesure où il ne les formule pas toutes, il ne saurait que difficilement le faire. Les réponses qu’il apporte à celles qu’il formule ne sont pas, au surplus, aussi satisfaisantes qu’elles pourraient l’être. Pas plus qu’il ne les étudie systématiquement, il ne les présente méthodiquement. Les arguments auxquels il recourt, restent souvent implicites. Sauf exception, il ne se donne pas la peine de répondre aux questions que ses propres réponses.
Pour expliquer que Marx réussisse à occulter les difficultés que lui pose sa conception du processus de valorisation, analysons les modèles mathématiques et non-mathématiques qu’il mobilise — plus ou moins implicitement selon les cas.
9. – Dans ses écrits économiques, Marx recourt peu aux modèles mathématiques[34] — surtout si l’on met de côté son étude d’une centaine de pages sur les rapports entre le taux de plus-value et le taux de profit — dont Engels n’a publié qu’un résumé dans le chapitre III du livre III du Capital et dont Maximilien Rubel n’a lui-même publié que des bribes[35].
Cette carence est paradoxale : outre que Marx a assez aimé les mathématiques pour les étudier pendant ses loisirs, il a déclaré[36] avoir eu le projet d’ « appliquer les mathématiques à l’économie politique » pour reprendre la formule de l’éditeur russe de ses Manuscrits mathématiques[37].
Il est cependant possible de lever le paradoxe. Marx est un « littéraire » de formation qui ne pense pas spontanément en termes mathématiques et n’a pas davantage le réflexe de traduire ses raisonnements discursifs en langage symbolique après coup. Sur la foi de certains textes de Hegel « inconciliant » mathématique et dialectique, il a pu tarder à vouloir mathématiser son économie qu’il entendait exposer avant tout dialectiquement. Selon toute vraisemblance, enfin, Marx a davantage aimé les mathématiques qu’elles ne l’ont aimé : ses tentatives de mathématisation économiques ne forcent pas toujours l’admiration de ses commentateurs — qu’ils s’opposent à lui comme Pareto ou qu’ils le soutiennent comme Friedrich Engels (qui ne sait pas comment lui dire qu’il fait parfois fausse route[38]) ou comme Maximilien Rubel (qui, « par souci de clarté et de concision » et « pour ne pas sacrifier l’intention critique de l’auteur à l’illustration didactique »[39], réduit à la portion congrue, on l’a dit, le seul essai de mathématisation économique de Marx dans son édition pourtant critique du Capital).
Le processus de valorisation de la marchandise[40] auquel nous nous intéressons ici, fait en tout cas partie des sujets qui conduisent Marx à se servir de modèles mathématiques émargeant, pour l’essentiel[41], à la géométrie et à l’algèbre.
10. – Les modèles géométriques analogiquement auxquels Marx nous amène à concevoir la valorisation[42], sont très élémentaires et relèvent de ce qu’on appellera la « géométrie plane ». Ils apparaissent au chapitre VIII intitulé « La journée de travail »[43] ainsi qu’au chapitre X « Le concept de survaleur relative » : dans les deux cas, ils se réduisent à des segments de droite que Marx appelle « lignes »[44].
10. 1. – Au chapitre VIII, ces segments sont au nombre de quatre. Se dénommant (ab), le premier est d’un seul tenant. Les trois autres qui se dénomment (ac), se composent de deux portions de segment (ab et bc) ; tandis que la portion (ab) est toujours de même longueur, il n’en va pas de même de la portion bc qui varie dans un rapport de un à trois.
Le segment et les portions de segment (ab) symbolisent le « temps de travail », soit le nombre d’heures (6 heures) pendant lesquelles le « prolétaire » doit travailler pour créer la valeur qui rembourse le salaire reçu de son employeur ; les portions (bc) figurent le « temps de sur-travail », soit le nombre d’heures (1, 2 ou 3 heures selon les cas) pendant lesquelles le « prolétaire » travaille à créer la valeur formant le profit du capitaliste.
Les trois segments (ac) représentent, au bout du compte, trois journées de travail de durée inégale — malgré la durée égale de leur temps de travail (6heures) — du seul fait de la longueur inégale de leur temps de surtravail (1, 2 ou 3 heures).
10. 2. – Au chapitre X, les « lignes » ou segments de droite (ac), au nombre de deux seulement, sont de longeur inégale. Alors que le premier segment de droite (ac) se compose de deux portions (ab et bc), le second se compose, lui, de trois portions (ab’, b’b et bc).
Comme au chapitre VIII, ces « lignes » symbolisent des journées de travail — de 12 heures ici.
10. 3. – Multiple, le rôle de chacun de ces deux modèles converge. L’un et l’autre donnent une représentation « esthétique » à des réalités « abstraites », à savoir les concepts de temps de travail et de surtravail que l’on ne pourrait se former — sans eux – que mentalement.
Ces modèles apportent la preuve — sinon tangible du moins visible — que les deux composantes de la journée de travail sont des variables indépendantes : outre que le temps de surtravail peut varier de 1 à 3 sans que le temps de travail n’en soit affecté, il peut augmenter ou diminuer sans que la journée de travail totale n’augmente ni ne diminue elle-même.
Ces modèles donnent à la conception marxienne de la journée de travail et de ses composantes (le temps de travail et le temps de surtravail) une image un tant soit peu mathématique qui ajoute à sa crédibilité — autant qu’à celle de l’ensemble des variables dépendant de l’une ou l’autre de ces variables temporelles[45].
Dans la mesure où Marx ne représente sur un modèle géométrique que ces variables, il leur réserve un « traitement de faveur » à la source de trois autres effets corrélatifs : en attirant l’attention du lecteur sur les concepts de journée de travail, de temps de travail et de temps de surtravail, ces modèles en favorisent aussi la mémorisation et en maximisent, par là même, la prégnance. Le rapport qui relie la valeur de la marchandise à ses composantes la valeur de la force de travail utilisé pour la fabriquer et la plus-value, tend à s’effacer, dans l’esprit du lecteur, derrière celui qui unit les variables temporelles servant de support à ces grandeurs, la journée de travail, le temps de travail et le temps de sur-travail.
Ainsi, dans le même temps que les modèles géométriques visualisent les variables chronologiques du processus de valorisation de la marchandise, « temporalisent-ils » l’appréhension des variables proprement économiques dudit processus : valeur de la marchandise, salaires des forces de travail utilisées et plus-value.
11. – Par « modèle algébrique », on entendra par pure convention toute formule — incluant des symboles désignant des catégories de concepts quantifiables[46] — sur le modèle de laquelle Marx invite les lecteurs à se représenter un phénomène économique donné.
On reconnaîtra les formules utilisés par Marx pour se représenter le processus de valorisation de la marchandise à ce qu’elles comprennent le symbole de l’un ou l’autre des facteurs qui en participent selon notre inventaire (capital variable ou salaire payant la valeur de la force de travail, temps de travail, temps de surtravail, temps de travail total, capital fixe payant les matières premières et l’outillage, plus-value, valeur de la marchandise, etc).
11. 1. – Les modélisations algébriques de la valorisation des marchandises présentent plusieurs caractéristiques.
Elles sont aussi élémentaires — ou frustes — que les modélisations géométriques des facteurs chronologiques de la valorisation.
Leurs formes ne sont pas toujours d’une parfaite orthodoxie. Pour autant que les notations de type « 20 aunes de toile = 1 habit ; 20 aunes de toiles = 10 livres de thé, etc » [47] soient mathématiques, elles sont abusives au regard de la signification mathématique du symbole « = » qui implique l’identité des termes mis en relation.
Au moyen d’un seul et même signe (=) , Marx met en relation d’égalité simultanée une même variable (S) avec deux séries de termes différentes [48] :
s/v x V
S =
k x t’/t x n.
La notation présente également des incohérences. Marx désigne souvent les variables valeur de la force de travail et capital variable par le même symbole (v), ce qui ne facilite pas leur distinction[49]. Quoique ces deux variables soient en effet de valeur égale, elles ne sauraient être confondues étant donné la diversité de leurs propriétaires et de leurs propriétés[50].
Mais Marx désigne aussi parfois par des symboles différents une même variable — ainsi « polymorphique »[51]. Habituellement désigné, on l’a dit, par le même symbole (v) que le capital variable, le salaire est, en une occasion, désigné par le symbole spécifique (k) .
Au chapitre XVI du livre premier, le plus mathématique puisque tout entier consacré à présenter les « diverses formules de survaleur », Marx mêle, dans de mêmes équations, des signifiants symboliques (s, v, =, barres de fraction) à des signifiants discursifs :
survaleur (s) survaleur surtravail
———————–= ————————- = ————————-[52]
capital variable (v) valeur de la force temps nécessaire
de travail
Les modélisations algébriques ne sont pas regroupées mais éparpillées sur six chapitres : on en trouve aux chapitre I[53], IV[54] , VII[55], IX[56], XVI[57] et XVIII[58].
Leur présentation est souvent décalée, de nombreuses pages (voire des chapitres) séparant celles où Marx formulent ses équations de celles où il aborde et définit pour la première fois les phénomènes qu’il invite à penser analogiquement à elles.
Leur exposition n’est pas plus synthétique que progressive : lorsque Marx présente une de ses équations, il ne la relie pas rapport aux précédentes de manière à pouvoir les totaliser au fur et à mesure.
Les modélisations demeurent parcellaires : quand on procède à la synthèse des équations que Marx s’abstient de réaliser, on s’aperçoit qu’elles ne permettent pas de se représenter l’ensemble du processus de valorisation mais uniquement des aspects.
Le choix de aspects que Marx algébrise est paradoxal : alors qu’il évite de formaliser les mécanismes de base du processus de valorisation de la marchandise, il n’hésite pas en à algébriser les mécanismes les plus subordonnés. Au moyen d’une équation de type V =f (Tw) où V serait la valeur de la marchandise, w la force de travail capable de fabriquer la marchandise et Tw la durée du travail de w nécessaire à sa fabrication, Marx n’algébrise ainsi nulle part la relation entre le travail et la valeur — au fondement pourtant de sa critique.
Jamais non plus, il n’algébrise la relation qui lui permettrait de mesurer le plus simplement du monde le quantum de plus-value ou « survaleur » (s), à savoir celle qui fait de ce quantum l’égal de la différence entre la valeur du produit du travail (V) et la valeur payée de l’ensemble du travail nécessaire à sa fabrication (K) :
s = V – K.
Ces lacunes n’empêchent pourtant pas Marx d’algébriser le rapport d’égalité qui unit la masse de la plus-value (S) créée par les travailleurs (n) d’une même entreprise au produit du salaire individuel (k) par le nombre total d’ouvrier et la fraction mesurant le rapport entre le nombre d’heures de surtravail (t’) et de travail (t) :
S = k x t’/t x n[59].
La manière dont Marx présente ces équations, ne facilite guère leur perception, leur identification et a fortiori leur éventuelle décomposition. En mettant en relation d’égalité, comme on l’a déjà vu, la variable S (masse de la survaleur) avec deux séries de termes différents, il n’incite pas le lecteur à percevoir séparément ni chacune des deux équations qu’il expose simultanément ni a fortiori les éléments dont chacune d’elles se compose. Parmi ces éléments, il évite ainsi de distinguer, de dénommer et de mettre en valeur une équation — fort importante comme on s’ne apercevra par la suite — celle qui lui permet de mesurer ce qu’on appellera pour lui le « taux de cristallisation horaire de la force du travail » (y), à savoir la quantité horaire de valeur que chacune des forces de travail employées transmet à la marchandise qu’elle fabrique :
Si, comme l’écrit Marx[60] :
S = k x t/t’ x n
alors
s = k x t/t’
tel que
y = k/t
Marx ne tire pas tout le parti des équations qu’il formule. Faute d’avoir isolé l’équation qui mesure le taux de cristallisation horaire de la force de travail de celle au sein de laquelle elle apparaît — celle qui lui permet de déterminer la masse de la plus-value où il la laisse —, il ne peut se servir d’elle pour mesurer le quantum de valeur créé pendant chacune des trois grandeurs temporelles qu’il a conceptuellement et géométrique distinguées : le quantum (V) créée pendant toute la journée de travail (T); le quantum s créé pendant le temps de surtravail (t’); et le quantum k crée pendant le temps de travail (t).
Si y = k/t
Alors :
k/t x T = V
k/t x t’ = s
V/T = k
11. 2. – Au terme de cette présentation de la modélisation algébrique du processus de valorisation de la marchandise, on dira qu’elle a des effets qui complètent souvent ceux de la modélisation géométrique.
Quand bien même elle ne suffit pas plus à algébriser le processus de valorisation davantage que la modélisation géométrique parvenait elle-même à le géométriser, elle renforce la coloration mathématique que cette dernière tendait déjà à lui donner et suggérer que son algébrisation est possible.
Dans la mesure où elle ne la remet pas en cause, elle renforce l’idée que la géométrisation des temps de travail suggérait, à savoir que les variables valeur de la marchandise, salaire et plus-value sont aussi indépendantes que la journée de travail, le temps de travail et temps de surtravail le sont eux-mêmes.
Telle que Marx lui donne forme, la modélisation algébrique obtient enfin l’effet inverse de celui qu’on pouvait en attendre : au lieu de favoriser l’appréhension globale et articulé du processus de valorisation, elle la morcelle au contraire : tandis que certains concepts sont mathématisés, les autres ne le sont pas ; ceux qui sont mathématisés le sont de manière tantôt géométrique et tantôt algébriques ; ceux qui sont algèbrisés le sont dans des formes qui ne favorisent ni leur distinction, ni leur unification ni leur exploitation : symbolisation incohérente ; exposition disséminée , décalée et indistincte ; équations embryonnaires déconnectées les un des autres.
12. – Quitte à négliger les modélisations de type religieux[61],ou philosophique[62] nous ne nous pencherons ici que sur les modèles non mathématiques de type scientifique : outre que Marx recourt davantage à ce type de modèle qu’aux autres, il leur fait jouer un plus grand rôle.
Parmi les modélisations non-mathématiques de Marx, nous ne distinguerons pas les modélisations conceptuelles des modélisations imaginaires. Pour que la modélisation conceptuelle se distingue nettement de la modélisation imaginaire, elle doit se rapprocher, on a essayé de le monter, de la « modélisation conceptuelle pure et parfaite » dont seule l’exposition de type axiomatique se rapproche. Même si Marx procède fréquemment de manière hypothético-déductive[63], il est loin d’exposer l’ensemble du livre premier du Capital à la façon d’Euclide et il le peut d’autant moins qu’il ne soumet pas sa réflexion aux règles de procédure qui pourraient seules l’empêcher de retomber, tôt ou tard, dans les modes de représentation imaginaires par définition confus — de type esthétique (« images » non définies) ou abstrait (concepts inadéquatement définis et, par là, inconsistants, équivoques ou plurivoques).
A bien examiner l’exposé de Marx, on s’aperçoit qu’il distingue trois modèles de valorisation : un modèle de valorisation mécanique, un modèle de valorisation vitaliste et un modèle de valorisation mixte.
13. – Le modèle de valorisation mécanique : on désignera par « mécaniste » toute représentation modelante postulant les thèses qu’impliquent, chacune à sa manière, la physique cartésienne, newtonienne et einstenienne.
Au nombre de trois, ces thèses ne font qu’expliciter les corollaires du principe de raison suffisante[64] : tout effet a nécessairement une cause ; pour pouvoir être la cause de son effet, celle-là doit se distinguer de celui-ci ; tout effet doit se trouver dans ses causes (facteurs perturbateurs inclus), ce qui revient à dire que l’effet ne saurait excéder ses causes, puisque, si tel était le cas, une partie de l’effet serait créé sans cause et donc ex nihilo, ce qui est incompatible avec le principe qu’il n’y pas d’effet sans cause.
Si le modèle mécanique s’est formé en physique au XVIIe siècle[65] il s’est imposé au XVIIIe siècle à la chimie (Lavoisier) et, au XIXe siècle, à la biologie[66], mais aussi à la « critique de l’économie politique » — par l’intermédiaire de Marx qui s’en réclame explicitement dans une notre du Capital : « Il est évident, comme le dit Lucrèce, que nil posse creari ex nihilo, rien ne peut être créé à partir de rien »[67].
L’apparition, chez Marx, de modèles issus de la physique, de la chimie et de la minéralogie voire de l’optique [68] est à la fois normale et paradoxale. Paradoxale, car Marx s’est déclaré particulièrement fermé aux sciences physiques[69]. Normale, puisque nombre des concepts « mécanistes » qu’il utilise, appartiennent à la langue sinon de tout le monde du moins des lettrés et sont, à ce titre, banalisés.
Si l’on ne s’est pas davantage intéressé à ses modèles mécanistes, ce n’est pas seulement à cause de leur banalité. C’est également parce qu’ils demeurent, à de rares exceptions près, implicites, soit que Marx n’ait pas conscience, en les utilisant, d’emprunter aux sciences de la nature soit qu’il estime ne pas devoir signaler au lecteur, par quelque « comme », « de même que », qu’il ne conçoit qu’analogiquement le problème de la valorisation.
».
13. 1. – Le modèle minéralogique se manifeste à travers le termes le rapport « pétrification[70] » et « extraction » voire « cristal »[71].
13. 2. – Le modèle chimique se manifeste, quant à lui, à travers les termes de « cristallisation » de la valeur, de « gélification » de la valeur ou du travail ou de « coagulation » de la valeur.
13. 3. Le modèle physique se manifeste par deux séries de termes : – par des termes a priori physique tels que « transmission », « transfert » ou « communication » de la valeur des moyens de production d’une marchandise à cette marchandise tout au long du procès de production.
– et par des termes qui peuvent être thermodynamiques ou économiques. tel que « dépense ». Il est difficile de savoir auquel des sens Marx, le terme renvoie simultanément aux deux. En raison du contexte chimico-optico-minéralogique, on peut penser que le sens est, dans l’esprit du lecteur, au moins aussi physique qu’économique.
13. 4. Le rôle de ces analogies est multiple. En assimilant la valeur à autant de réalités matérielles, Marx parvient à faire oublier que la valeur est, en son essence, une réalité immatérielle. Ainsi parvient-il à homogénéiser le processus de valorisation de la marchandise qui a contre lui de combiner des réalités matérielles et immatérielles — a priori ontologiquement opposées.
En assimilant la valeur à des réalités physico-chimiques, Marx à justifier qu’elle puisse, elle qui est immatérielle, circuler, c’est-à-dire passer d’une valeur d’usage à l’autre, sans se perdre, ce qui revient à dire en restant égale à elle-même — à la manière, bref, des réalités qui relèvent du premier principe de la thermodynamique (conservation).
14. Les expressions par l’intermédiaire desquelles Marx assimile la valorisation à un processus biologique sont « création de la valeur », « source de la valeur » ou même « formation de la valeur ».
14. 1. De prime abord, ces termes ne sont pas nécessairement biologiques. Particulièrement polysémique, « création » est accoutumé à désigner des processus de création aussi artificiels (« création de l’industrie allemande », « création artistique ») que naturels(« l’homme est une création de la nature »).
le terme « source » désigne lui-même un phénomène physique plutôt que biologique : la résurgence d’eaux souterraines provenant ou non d’eaux atmosphériques condensées puis infiltrées dans le sous-sol. S’il renvoie à « vie », c’est de façon connotative du fait de la prégnance d’expressions comme « source de vie ».
Le terme « formation » a beau, de son côté, viser des processus naturels (« formation du cours d’eau ou de la montagne »), il intervient aussi pour désigner des processus artificiels : ainsi la « formation du revenu national ».
14. 2. – Plusieurs indices autorisent à penser que c’est dans le sens naturaliste que ces termes sont le plus souvent utilisés.
Le contexte général de leur emploi est teinté de naturalisme : pour concevoir les phénomènes économiques en général et le rapport dans lequel les marchandises s’échangent, Marx fréquemment à des termes explicitement biologiques. Il assimile la force de travail à une « matière naturelle » ayant la particularité de se convertir en « organisme humain »[72].
Il conçoit la circulation des marchandises sur le modèle de la « métamorphose » à au moins quinze reprises.
Pour prévenir l’objection selon laquelle la théorie du prix contredirait celle de la valeur, il écrit que la valeur aurait le pouvoir de se « transformer » en prix, ce qui est une manière — sinon expresse du moins explicite — de renouer, dans un autre contexte, avec l’image de la métamorphose.
Dans les Théories sur la plus-value (qui devaient constituer, on le rappelle, le quatrième livre du Capital), c’est le processus de valorisation de la force de travail productive lui-même que Marx se représente analogiquement à la reproduction végétale : « L’argent, dès lors qu’il n’est pas dépensé pour la consommation, et la marchandise, dès lors qu’elle se sert pas à la consommation de celui qui la possède, font de leur propriétaire un capitaliste et sont du capital pour soi (…). C’est absolument leur propriété immanente que de créer de la valeur, de produire de l’intérêt, de même que les propriétés d’un poirier sont de produire des poires »[73].
15. 3. – Le rôle de ce modèle biologique est on ne peut plus important. Il n’est pas en effet exagéré de dire que, de lui, dépend la validité de toute la « critique de l’économie politique » et de toute la pensée extra-économique de Marx.
De la thèse selon laquelle la force de travail peut produire plus de valeur qu’elle n’en reçoit de ses moyens de production dépend la validité de la théorie de la plus-value sans laquelle la théorie de la valeur-travail demeurait impuissante à expliquer le profit, mais aussi la théorie socio-juridique de l’exploitation[74] — et donc celle de la lutte des classes comme lutte des exploiteurs et des exploités, et donc celle de l’histoire de l’humanité comme histoire de la lutte des classes, et donc celle de l’État comme appareil de répression des exploités au profit des exploiteurs.
La théorie de la valeur-travail milite cependant contre cette thèse. En raison de ses postulats — « mécanistes » comme on l’a vu — elle s’oppose à ce que la marchandise « force de travail » puisse communiquer à son produit une quantité de valeur plus grande que celle qu’elle a recue de ses moyens de production. Pour elle, en effet, la valeur de la marchandise, ne pouvant être que celle de ses moyens de production, ne saurait lui être supérieure.
Entre la théorie de la valeur travail mécaniste et la théorie de la plus-value une incompatibilité apparaît.
En assimilant la force de travail à un réalité biologique, Marx parvient à justifier que celle-ci puisse « créer » plus de valeur qu’elle n’en contient, à la mode du poirier qui donne plus de pépins que la pépin dont il est issu.
Entre le modèle biologique et le modèle mécaniste, une complémentarité apparaît — qui prévaudrait si de nombreux conflits n’opposaient pas, par en dessous, ses modèles entre eux.
16. 1. – Le recours aux modèles mécanique et biologique entre en conflit avec la méthode que Marx déclare appliquer. Ce dernier conçoit la société et les phénomènes économiques ou non économiques qui s’y développent comme un domaine distinct du domaine de la nature. Le déterminisme dont ils relèvent ne saurait être naturel mais « social » ou « historique ». C’est parce que l’économie politique bourgeoise explique l’économie par des lois naturelles qu’il en entreprend la critique. Sauf à remettre en cause la spécificité de sa méthode et à légitimer de surcroît l’économie bourgeoise, il ne peut assimiler le processus de valorisation de la valeur à un processus naturel, de type mécaniste ou biologique.
16. 2. – . Il est plusieurs façons de concevoir la vie. Désignons, par vitaliste, les conceptions héritées d’Hippocrate qui soustraient le domaine vital à l’ordre commun de l’univers — en l’expliquant par des principes qui, en plus d’être différents de ceux dont se servent les autres sciences de la nature pour connaître leurs objets, leur sont aussi irréductibles[75].
Depuis que la biologie a rompu avec le vitalisme, elle conçoit la vie sur le même modèle que la physique et la chimie conçoivent elles-mêmes leurs objets.
Le modèle biologique sur lequel Marx nous invite à concevoir la valorisation de la force de travail, s’avère, en seconde analyse, de type vitaliste et non mécanique.
Selon l’approche biomécanique de la vie, celle-ci ne naît ni de rien ni d’elle-même. Les phénomènes vitaux ont comme leurs homologues physico-chimiques, une cause dans laquelle ils trouvent leur origine et qu’ils ne sauraient pour cette raison excéder.
En présentant la « poire » comme le « produit » de la « propriété immanente » du poirier, Marx rompt avec cette approche. Pour la biologie moderne, le poirier ne tire pas la poire de lui-même comme, de son chapeau, le magicien tire son lapin. S’il crée la poire, ce n’est qu’en transformant l’eau, les nutriments, l’oxygène et le rayonnement solaire que ses racines et son feuillage captent, décomposent et synthétisent.
En expliquant la survaleur produite par la force de travail par la « propriété immanente » qu’aurait cette dernière de créer de la valeur comme le poirier donne des poires, Marx ne renonce pas seulement à l’expliquer « mécanistement » par la valeur de quelque travail antérieur que la force de travail récupérerait pour la transmettre à son produit. Ainsi qu’il ne reconnaît lui-même, il l’explique par une création « ex nihilo »[76], de type démiurgique. De même que Dieu a le pouvoir de créer le monde à partir de lui-même, de même la force de travail aurait celui de créer la valeur à partir de son propre usage…
16. 3. – Le modèle algébrique entre également en conflit, enfin, avec le modèle géométrique.
Le modèle géométrique tend à réduire le problème de la valeur à un problème temporel. Du point de vue temporel et géométrique, il ne fait pas de doute que le temps de travail et le temps de surtravail soient des variables indépendantes.
Tel que Marx nous le présente, le modèle algébrique fait de la valeur crée pendant le temps de travail et le temps de surtravail des variables indépendantes.
Pour peu qu’on isole l’équation par laquelle Marx détermine le taux de cristallisation horaire et qu’on se sert de lui pour déterminer le quantum de valeur créée pendant le temps de travail d’une part et le temps de surtravail d’autre part, on s’aperçoit que valeur et survaleur ne sont pas des variables dépendantes.
Soit T, la journée de travail ou temps de travail total
Soit t, le temps de travail
Soit t’, le temps de surtravail
Soit V, le quantum de valeur créée pendant T
Soit k, le quantum de valeur crée pendant t
Soit p, le quantum de valeur crée pendant t’
Si :
P = k (t’/t) x n
Alors
p = k (t’/t)
p = k/t x t’
V = k/t x T
Si
T = 8 heures
t = 5 heures
t’ = 3 heures
n = 100 employés productifs
tels que
k = 80 euros
On a :
P = 80 x (3/5) x 100 = 4800 euros
p = 80/5 x 3 = 48 euros
V = 80/5 x 8 = 128 euros
Supposons qu’une augmentation de k égale à 20 euros intervienne au terme d’une grève
Si
k = 100
et que rien ne change par ailleurs, on aura :
P = 100 x (3/5) x 100 = 6000 euros
p = 100/5 x 3 = 60 euros
V = 100/5 x 8 = 160 euros
Conclusion :
Lorsque le salaire croît, la valeur et la plus-value croissent elles-mêmes proportionnellement.
Entre le salaire, la valeur et la plus-value existerait ainsi un lien de corrélation tel que la valeur et la survaleur sont indexés sur la valeur de la force de travail.
La valeur, le salaire et la plus-value peuvent ainsi varier sans que le temps de travail total, le temps de travail nécessaire et le temps de surtravail ne varient eux-mêmes.
17. – Tel que l’explicitation et l’utilisation des schèmes algébriques cachés de Marx nous la révèlent, la théorie de la valeur-travail et de la plus-value présente un tout autre visage que celui que Marx et l’histoire de la pensée économique lui ont jusqu’ici donné : ne se contentant pas d’ignorer le principe de raison suffisante, cette théorie conduit à une vision de l’économie allant au rebours des faits et du discours même de Marx et des marxistes — pour lesquels il ne saurait être question la hausse du salaire entraîne une hausse mécanique non seulement de la valeur mais aussi de la plus-value !
17. 1 – En focalisant l’attention du lecteur sur les facteurs temporels de la valeur qui sont, on l’a vu, des variables indépendantes, le modèle géométrique tend à masquer que le salaire, la valeur et la plus-value qui correspondent à ces facteurs temporels sont bien, quant à eux, des variables dépendantes.
17. 2. – En évitant de formaliser le rapport de base qui lie, chez Marx, le travail à la valeur, la modélisation algébrique contribue elle aussi à occulter la corrélation salaire/valeur/sur-valeur.
Si la théorie de la valeur-travail explique bien la valeur par la quantité de travail contenue dans la marchandise, elle ne prête pas la même valeur à toutes les quantités de travail. A raison de leur complexité, ces dernières ne cristallisent pas, par heure, la même quantité de valeur.
A algébriser la relation entre le travail et la valeur, Marx aurait risqué de déboucher très vite sur l’équation V = f(Tw, k) — où V est la valeur de la marchandise, Tw la quantité de travail exprimée en heures et k le salaire qui mesure la complexité de la force de travail — qui donne la mesure, peut-être, de la stérilité de sa tentative de penser la valeur comme la substance du travail.
[1] Ces trois termes seront définis par la suite.
[2] Pas plus que la réalité de référence n’existe, dans la pratique, indépendamment de la représentation modelante qu’on en a, la réalité à expliquer n’existe elle-même indépendamment de la représentation modelée que l’on en a.
[3] L’auteur qui recourt à la modélisation mathématique, présuppose l’existence d’un rapport d’homologie entre les phénomènes économiques qu’il vise et les êtres mathématiques sur le modèle desquels il représente les premiers. Il peut néanmoins postuler que ce rapport est une relation d’égalité, voire d’identité : la « fétichisation des mathématiques (…) conduit à prendre les modèles pour la réalité (la carte pour le territoire) et à faire même oublier leurs conditions de validité »; A. ALCOUFFÉ, op. cit., p. 104.
[4] Ce terme vise, ici, les signifiants ou les énoncés susceptibles de plusieurs interprétations entre lesquelles le lecteur ne sait laquelle choisir — du moins spontanément. Exemple : le mot « source » dans « le travail est source de la valeur » qui peut vouloir dire cause première, cause prochaine, substance ou facteur de corrélation.
[5] Ce terme vise, ici, tout signifié ou tout énoncé dont le lecteur ne se rend pas immédiatement compte qu’ils se réduisent à un assemblage — et non à une synthèse par définition unifiante— d’idées plus ou moins contradictoires si ce n’est indéfinies: « Aimez les choses à double sens, mais assurez-vous bien d’abord qu’elles ont un sens. Souvenez-vous qu’on peut être hermétique et ne rien renfermer », écrit dans un tout autre contexte, il est vrai, Sacha Guitry, cité in Jean de Villers, Dictionnaire des pensées des auteurs du monde entier, Verviers, Gérard & Cie-Marabout, 1969, p. 138.
[6] Connotatifs ou non connotatifs.
[7] Si l’on excepte les êtres immatériels de type mathématique ou fantastique (licorne), les réalités auxquelles se réfèrent les signifiés « abstraits » se réduisent souvent à un aspect du réel qui ne se laisse pas percevoir par les sens et que l’on ne saurait se représenter que mentalement — au terme d’opérations intellectuelles l’isolant du réel en imagination (l’abstrayant): si le signifié visé par le terme « valeur » est abstrait chez Marx, c’est parce qu’il est impossible de percevoir la réalité à laquelle il se réfère, seul le prix d’une marchandise donnée étant — dans la perspective de Marx — observable par les sens, la vue en l’occurrence.
[8] On utilise le plus souvent le théorème de Pythagore sans en refaire à chaque fois la démonstration — en s’en remémorant simplement la formule.
[9] Ces remarques impliquent que le discours spontané est, aussi peu cela soit-il, toujours équivoque et par là toujours un peu confus pour l’auditeur (ou le lecteur) comme pour l’auteur qui ne saurait ainsi le clarifier qu’en précisant le sens des termes qui le signifient.
Cette thèse va à l’encontre de l’opinion de Keynes, auteur connu pour l’opacité de ses textes. Parce qu’il exclut les « raisonnements » et les discours des « complexités et » des « interdépendances du monde réel », il peut écrire — à l’encontre des tenants de la mathématisation de l’économie — : « Dans le raisonnement ordinaire, où nous n’avançons pas les yeux fermés mais où, au contraire, nous savons à tout moment ce que nous faisons et ce que les mots signifient, nous pouvons garder « derrière la tête » les réserves nécessaires ainsi que les atténuations et les adaptations que nous aurons à faire par la suite, alors qu’il n’est pas possible de transporter de la même manière des différentielles partielles complexes « en marge » de plusieurs pages d’algèbre où on les suppose toutes nulles. Trop de récentes « économies mathématiques » ne sont que pures spéculations ; aussi imprécises que leurs hypothèses initiales, elles permettent aux auteurs d’oublier, dans la dédale des symboles vains et prétentieux, les complexités et les interdépendances du monde réel », J.-M. KEYNES, La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt, de la monnaie, Payot, 1942, p. 313, cité in Alain ALCOUFFÉ, Les Manuscrits mathématiques de Karl Marx, Paris, Economica, p. 16 (souligné par nous, J.-P. A.).
[10] Le concept marxien de plus-value — entendu comme quantum de valeur supérieur au salaire créé pendant la journée de travail — opère la synthèse des trois énoncés qu’il s’avère présupposer à titre de conditions nécessaires : 1° « la valeur de la marchandise est proportionnée à la quantité de travail nécessaire à sa production et cristallisée en elle » ; 2° « le salaire est égal à la valeur des marchandises nécessaires à l’entretien et de reproduction de la force de travail », 3° « la marchandise « force de travail » peut, au cours d’une journée de travail, cristalliser davantage de valeur qu’en contient les marchandises nécessaires à son entretien et à sa reproduction ».
[11] Quitte à « modéliser » nous-même, nous dirons que les signifiés conceptuels sont synthétiques au sens « chimique » du terme dans la mesure où : 1° ils opèrent la fusion des énoncés qu’ils présupposent à titre de conditions nécessaires ; 2° et où ils donnent naissance à un énoncé distinct de ceux dont ils opèrent la fusion.
Pour qu’un concept parvienne à synthétiser les énoncés qu’il présuppose, il faut que ces derniers soient synthétisables, ce qui implique qu’ils ne se contredisent pas.
[12]Ce n’est qu’en définissant un concept que l’on peut s’assurer que les énoncés dont il se présente comme la synthèse sont distincts de lui et non contradictoires.
La représentation imaginaire et la représentation conception se composent tous deux d’une pluralité de signifiés. Par rapport à la représentation imaginaire, la représentation conceptuelle présente néanmoins deux différences : 1° Alors que les signifiés que recouvrent les termes de la première peuvent être esthétiques, ceux que recouvrent les termes de la seconde sont toujours abstraits ; 2° Alors que la représentation imaginaire doit l’impression d’unité qu’elle dégage au fait que l’auteur et le lecteur se représentent plus ou moins simultanément les signifiés logiquement ou connotativement associés aux termes qui la signifient, la représentation conceptuelle doit son unité au fait qu’elle unifie — en les synthétisant — les signifiés qu’elles postulent logiquement et qui paraissent la composer.
[13] Voir la note n° 9.
[14] Pour un essai de définition de la place de l’« implicite » dans l’histoire de la pensée, voir J.-P. AIRUT, « Is Karl Marx’s Theory of Exploitation based on Natural Law ? », in Roberta KEVELSON, Law and the Conflict of Ideologies, New York, Peter Lang, 1996, p. 11-24.
Nous avons développé notre analyse de l’implicite dans notre communication « The Explicit and the Implicit in the History of Economic Thought : the example of Karl Marx’s Labor-Value and Surplus-Value Theory », The 1997 Annual Conference of the European Society for the History of Economic Thought, 27 fév.-1er mars 1997.
[15] K. MARX, in Oeuvres , Paris, Gallimard, I, 1965, p. 579.
[16] K. MARX, Théories sur la plus-value, Paris, E. S., III, 1976, p. 545 (souligné par nous, J.-P. A.).
[17] K. MARX, op. cit., 1983, p. 232.
[18] Pour une liste des auteurs qui ont participé au « débat sur la transformation », voir les ouvrages cités à la note 17.
[19] Gérard MAAREK, Introduction au Capital de Karl Marx. Un essai de formalisation, préf. d’Edmond MALINVAUD, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
[20] A. ALCOUFFÉ, op. cit.
[21] Cf.particulièrement : Gilles DOSTALER, Valeur et prix, Histoire d’un débat,
Paris, F. Maspéro, 1978 et Gérard JORLAND, Les paradoxes du capital, Paris, Odile Jacob, 1996.
[22] « En retraçant les rapports entre les mathématiques et l’économie marxienne, nous nous sommes volontairement tenus à l’élaboration et nous avons ainsi cherché — largement en vain— l’utilisation en économie des recherches mathématiques. Cette démarche est justifiée dans une présentation des MMM (Manuscrits Mathématiques de Marx), mais elle laisse de côté la question capitale du statut des mathématiques effectivement utilisées par Marx en économie qui n’est traité que partiellement », A. ALCOUFFÉ, op. cit., p. 41 (souligné par nous, J.-P. A.).
[23] Ces auteurs dénoncent, par exemple, le modèle métaphysique qu’impliquerait la distinction valeur/prix (du fait de son homologie avec le couple « kantien » en-soi/phénomène) ainsi que le concept de « travail « substance » de la valeur » (du fait de ses origines aristotéliciennes).
[24] L’Économie de Marx : histoire d’un échec, Paris, P.U.F., 1980.
[25] « Mais ce fait, en apparence surprenant (la non publication des travaux des années 1857 et 1859) s’explique, ainsi que nous l’avons vu, par la contradiction qui existe entre les conclusions implicites de la recherche que Marx poursuivait dans la période dont nous parlons et l’attitude politique qu’il adoptait et qu’il voulait fonder sur une philosophie fort éloignée de celle de l’auteur de la Logique », op. cit., p. 204.
[26] « Mais de même que l’homme a besoin d’un poumon pour respirer, il a besoin aussi d’une « création de la main humaine » pour consommer de manière productive des forces naturelles », K. MARX, Le Capital, trad. de la 4ème éd. allem., Paris, Messidor-Éd. sociales, 1983, p. 433-434.
« » L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe » (…) Marx exprime sa pensée en s’appuyant sur une comparaison qui utilise la théorie de la transformation des espèces les unes dans les autres au cours de l’évolution », H. DENIS, op. cit., p. 53 (souligné par nous, J.-P. A.).
[27] L’index de l’édition du livre premier du Capital déjà citée (Pairs, Messidor-Éd. sociales, 1983) inventorie les métaphores marxiennes les plus caractérisées : il ne comprend pas moins de 48 occurrences.
Huit exemples — répertoriés ou non répertoriés dans cet index des métaphores — du style particulièrement imagé de Marx tirés de cet ouvrage, le plus scientifique et du plus abouti de ses ouvrages de théorie économique :
« Sa forme corporelle passe pour l’incarnation visible, pour le cocon social universel de tout travail humain », p. 76.
« Tout devient vénal, tout peut s’acheter. La circulation devient la grande cornue sociale dans laquelle tout vient atterrir afin d’en ressortir cristal monétaire. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les saints ossements… », p. 149.
« Ainsi l’élément naturel devient-il lui-même un organe de son activité, un organe qu’il ajoute à ceux de son propre corps et qui prolonge sa conformation naturelle, quoi qu’en dise la Bible ! », p. 201.
« Les ouvriers anglais ont été les champions non seulement de la classe ouvrière anglais, mais de toute la classe ouvrière moderne en général, de même que leurs théoriciens furent les premiers à jeter le gant à la théorie du capital », p. 335.
«… et le marteau à vapeur opère avec une tête de marteau ordinaire mais d’un tel poids que Thor lui-même ne pourrait le brandir », 1983, p. 433.
« Comme nous l’avons vu, l’outil n’est pas écarté par la machine. L’outil-nain de l’organisme humain s’étend en volume et en nombre et devient l’outil d’un mécanisme créé par l’homme », p. 434.
«…on dresse ainsi systématiquement une armée de réserve destinée à l’industrie et toujours disponible, décimée toute une partie de l’année par le travail forcé le plus inhumain et réduite à la misère le reste du temps par manque de travail », p. 538. D’après l’index de l’édition du premier livre du Capital mentionnée, la métaphore « armée de réserve » revient au moins cinq autre fois.
« La violence est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une société nouvelle », p. 843-844.
Tous les mots soulignés le sont par nous, J.-P. A.
[28] Dirigée par Marcel GAUCHET, directeur d’études à l’EHESS, cette thèse s’ouvre sur un essai d’axiomatisation de la théorie de la valeur-travail et de la plus-value. Son intitulé : Droit naturel, valeur-travail et matière dans la théorie marxienne de l’exploitation. De l’histoire de la pensée explicite à l’histoire de la pensée implicite ?
[29] Si Marx utilise l’expression « procès de valorisation » dans l’intitulé du chapitre V « Procès de travail et procès de valorisation » et de son paragraphe 3 (« Procès de valorisation »), il lui attribue un sens différent de celui que nous lui conférons. Chez lui, l’expression vise la valorisation du capital, soit le processus au terme duquel le capital en arrive à rapporter à son propriétaire le supplément de valeur appelé profit.
[30] Le rapport entre la marchandise et sa valeur visé par l’expression « valorisation de la marchandise » ne doit pas être confondu avec deux autres rapports : le rapport entre la marchandise et le travail qui la produit et lui communique sa valeur ; et le rapport entre la marchandise et la forme-argent que sa valeur est toujours susceptible de revêtir.
[31] Il vaudrait mieux parler de « valeur payable » dans la mesure où le prix-de-marché auquel est payé le travail contenu dans les matières premières, l’outillage et les moyens de production de la force de travail, peut toujours différer de leur valeur-travail respective du fait des déséquilibres de l’offre et de la demande.
[32] « L’objectivité de la valeur des marchandises se distingue en ceci de la veuve Quickly qu’on ne sait pas où la trouver », K. MARX, op. cit., p. 54.
Dans la traduction de J. Roy, l’image est plus « physique » : « La réalité que possède la valeur de la marchandise diffère en ceci de l’amie de Falstaff, la veuve de l’Éveillé, qu’on ne sait où la prendre », K. MARX, Oeuvres , Paris, Gallimard, t. I, 1965, p. 576.
[33] Voir note 31.
[34] « …l’absence d’utilisation des outils mathématiques contenus dans les ouvrages dont disposait Marx ne saurait être trop soulignée », Ib., p. 37.
[35] Dans l’édition de M. Rubel, le chapitre III devient le chapitre II. Voir K. MARX, Oeuvres, Paris, Gallimard, III, 1968, p. 891-905.
[36] En une occasion seulement selon Alain ALCOUFFÉ : « Tout d’abord, le projet attribué à Marx d’une économie mathématique ne repose que sur la lettre à Engels de 1873 et sur le manuscrit non publié traitant « mathématiquement » des rapports entre taux de plus-value et taux de profit », op. cit., p. 39.
[37] Introduction aux Manuscrits mathématiques publiés par l’Institut du Marxisme-Léninisme du PCUS, in K. MARX, F. ENGELS, Lettres sur la nature (et les mathématiques ), Paris, E. S., 1973, p. 132.
[38] « Cette thèse de l’ignorance (marxienne en mathématiques) a régulièrement été avancée depuis que Bortkiewicz a formulé un jugement sévère sur la cohérence du procédé de transformation des valeurs en prix de production par Marx dans le Livre III. (…) il faut bien admettre que les avatars des manuscrits mathématico-économiques de Marx justifie— au moins les soupçons à l’égard de sa capacité à utiliser les mathématiques », A. ALCOUFFÉ, 1985, p. 18-19.
Au regard des passages de leur correspondance où Engels prend ses distances avec les jugements mathématiques de Marx comme au regard des passages de ses introductions aux livres II et III du Capital où il laisse filtrer la déception que lui inspire le travail discursif et mathématique de son ami et associé, nous ne pensons pas que l’on puisse prendre au sérieux l’éloge des dons mathématiques de Marx auquel Engels se livre sur sa tombe …
[39] In K. MARX, Oeuvres, I, op. cit., p. 868.
[40] Tel que le livre premier du Capital le présente.
[41] Nous avons exclu de notre étude les statistiques plus ou moins officielles auxquels Marx se réfère fréquemment car elles échappent au concept de modèle tel que nous l’avons défini. Pour les mêmes raisons, nous ne nous sommes pas intéressé à l’usage que Marx fait de l’arithmétique, entendue comme partie de la mathématique « Qui repose sur les nombres », Dictionnaire Hachette de la langue française, Paris, 1980, p. 92.
[42] Si tant est qu’on puisse les tenir pour telles, Marx ne recourt à des figures « géométriques » qu’en un seul autre type d’occasion : lorsque, pour visualiser les différents types de circulation de la marchandise, il les représente au moyen d’une de lettres et de portions de droite (ou de tirets ?) A—M—A’ et M—A—M’.
[43]Op. cit., 1983, p. 257 et op. cit., 1965, p. 786.
[44] Dans la traduction françaises de J. Roy revue et corrigée par Marx (op. cit., 1965), comme dans celle, collégiale, de J.-P. Lefebvre (op. cit. ,1983)
.
[45] Les remarques agacées de Marx à l’égard de MacLeod montrent que l’auteur du Capital est parfaitement conscient de l’« effet d’image » que l’on obtient en mathématisant, même inutilement, une argumentation : « M. MacLeod s’est quand même débrouillé pour obtenir une seconde édition de son livre, minable, scolaire, affecté, sur les banques. C’est un âne imbu de lui-même qui met toute tautologie banale 1) sous forme algébrique et 2) en système géométrique », lettre du 6 mars 188?, in A. ALCOUFFÉ, op. cit., p. 39.
[46] Ce sont des grandeurs particulières que les symboles tendraient à viser en arithmétique.
[47] Op. cit., 1983, p. 74 et 80 notamment.
[48] Ib., p. 340.
[49] Le symbole est alors polysémique.
[50] Quand la force de travail rétribuée par le salaire n’est pas productive de plus-value, le capital qui finance ce dernier ne saurait être désigné par le symbole (v) du capital variable puisque, par définition, il n’est pas alors « variable ». Même quand la force de travail est productive de plus-value , le capital variable et le salaire ne sont pas identiques dans la mesure où leur propriétaire n’est pas le même et où ils n’ont pas exactement les mêmes effets : l’impact économique du « capital variable » dépend ainsi du nombre et du niveau de rémunération des personnes auquel il est distribué sous forme de salaires.
[51] Nous nous sommes intéressés aux effets de la polysémie des termes « propriété », « possession » et surtout « achat » et « vente de la force de travail » et à ceux de la polymorphie du concept de « location de la force de travail » dans notre communication « Vente ou location de la force de travail ? Sur les enjeux d’une distinction éminemment marxienne », Journées d’étude Marx aujourd’hui : fondements et critique de l’économie politique, 27 et 28 novembre 1997, organisées par Actuel-Marx et le CAESAR (Université de Paris X).
[52] Op. cit. , 1983, p. 594-597.
[53] Ib. , p. 67, 74 et 80 notamment.
[54] Ib. , p. 194.
[55] Ib. , p. 238-245 passim.
[56] Ib. , p. 340.
[57] Ib. , p. 594-597.
[58] Ib. , p. 611-614.
[59] Ib. , p. 340.
[60] Ib.
[61] Exemple : « La « création de valeur » est la conversion de force de travail en travail. De son côté, la force de travail est avant tout une matière naturelle convertie en organisme humain », Ib., p. 241 in note (souligné par nous, J.-P. A.).
[62] Nous laisserons ainsi de côté deux des modèles — le modèle objectiviste, où l’acteur économique n’est que le relais passif des lois nécessaires de l’économie et le modèle subjectiviste, où les acteurs économiques disposent d’une large de manoeuvre pour augmenter ou diminuer les salaires et leur taux de profit par exemple — sur lesquels Marx pense simultanément la « valorisation de la marchandise ».
En concluant qu’ils étaient difficilement compatibles, nous nous sommes penchés sur ces deux modèles dans notre communication , « The Explicit and the Implicit in the History of Economic Thought : the example of Karl Marx’s Labor-Value and Surplus-Value Theory », art. cit.
[63] Ainsi n’établit-il sa théorie de la plus-value qu’au terme d’une démonstration par l’absurde : Marx ne s’estime autorisé à « supposer » que la force de travail produit plus de valeur qu’elle n’en consomme qu’après avoir établi que toutes les autres explications du profit étaient irrecevables.
[64] Sauf erreur, ces thèses s’expriment à travers les deux premiers principes de la thermodynamique.
[65] Pour mémoire, une autre définition du mécanisme en physique : « Le mécanisme est une philosophie de la nature selon laquelle l’Univers et tout phénomène qui s’y produit peuvent et doivent s’expliquer d’après les lois des mouvements matériels », Joseph BEAUDE, « Mécanisme », Encyclopedia Universalis, Corpus, XIV, 1995, p. 783.
[66] Sur ces questions, voir P. COSTABEL, « Histoire du mécanisme » in Encyclopaedia Universalis, 1995, Corpus, XIV, p. 759-764 ; R. BOIREL, Le mécanise :hier et aujourd’hui, P.U.F, Paris, 1982 ; R. DUGAS, Histoire de la mécanique, Neufchâtel, Éd. du Griffon, 1950 ; R. TATON, Histoire générale des sciences, 4 vol. Paris, P.U.F, 1957-1964, rééd. 1994.
[67] Op. cit., p. 241 (note).
[68] Si ce n’est de l’optique. Ainsi écrit-il : « Et comme elles mirent leurs grandeurs de valeur dans un seul et même matériau, la toile, ces grandeurs de valeur se reflètent mutuellement », Ib., p. 76 (souligné par nous, J.-P. A.).
[69] « Je réagis à la mécanique comme au langues, je comprends les lois mathématiques mais face à la plus simple réalité technique nécessitant une vision concrète, j’éprouve plus de difficultés que le plus grand des imbéciles », K. MARX.à F. Engels, 28 janvier 1863, Lettres sur les sciences de la nature (et les mathématiques), Paris, Éd. sociales, 1973, p. 23.
[70] l’argent « se pétrifie en une masse inerte d’une grandeur de valeur qui reste la même », op. cit., 1983, p. 187.
[71] « Tout devient vénal, tout peut s’acheter. La circulation devient la grande cornue sociale dans laquelle tout vient atterrir afin d’en ressortir cristal monétaire. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les saints ossements… », Ib., p. 149.
[72] « De son côté, la force de travail est avant tout une matière naturelle convertie en organisme humain », op. cit., 1983, p. 241 (note).
[73] K. MARX, Théories sur la plus-value, Paris, Éd. sociales, III, 1976, p. 545
[74] Sur les limites écononomico-juridiques de la théorie de l’exploitation et sur le fait qu’on peut, en partant de son présupposé implicite — le droit de propriété de l’homme sur les fruits de son travail — parfaitement légitimer le profit, voir J.-P. AIRUT, « Exploitation et droit naturel chez Karl Marx : le patronat responsable mais pas coupable ? », Revue internationale de Philosophie pénale et de Criminologie de l’Acte, n° 9-10, 1996, p. 113-132.
Sur le caractère moral ou juridique de la condamnation marxiste du profit, voir J.-P. AIRUT, « »Exploitation capitaliste » et crime innommable : paradoxes juridiques et moraux de la dénonciation marxienne du profit », in J.-H. ROBERT et S. TZITZIS éd., Morale et criminalité, Institut de Criminologie de Paris-L’Archer, 1999, p.39-53.
[75] « J’appelle principe vital de l’homme la cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps human. Le nom de cette cause est assez indifférent et peut être pris à volonté. Si je préfère celui de principe vital, c’est qu’il présente une idée moins limitée que le nom d’impetum faciens (…) que lui donnait Hippocrate, ou les autres noms par lesquels on a désigné la cause des fonctions de la vie », Paul Joseph BARTHEZ, Nouveaux Eléments de la science de l ‘homme, 1778, cité in « Vitalisme », Encyclopaedia Universalis, Thesaurus, Index, 1996, p. 3818.
[76] La « sur-valeur sourit au capitaliste de tous les charmes d’une création ex nihilo », op. cit., 1983, p. 242.