Infra, version inégrale d’un article paru sous le titre « Dis-moi comment tu vois mes élections, je te dirai qui tu es », dans Guillaume BERNARD & Eric DUSQUESNOY, dir., Les forces politiques françaises : genèse, environnement, recomposition, Paris, P.U.F., 2007, p. 405-409 (cf. photo de couv’ dans « Photos »).
LES ÉLECTIONS VUES DE L’ÉTRANGER :
« DIS-MOI COMMENT TU VOIS MES ÉLECTIONS, JE TE DIRAI QUI TU ES »
Par Jean-Pierre AIRUT, journaliste, chargé de cours à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)[1]
Les dernières élections présidentielles et législatives ont retenu l’attention de nombreux peuples étrangers, certains des pays les plus liés à notre histoire —Algérie, Belgique— semblant s’être même davantage intéressés à elles qu’à celles qui se préparaient chez eux !
En incitant journaux, radios, télés, blogs, ambassades et agences de renseignements à produire et diffuser des mois durant caricatures, reportages, analyses, commentaires et autres télégrammes ou notes confidentielles, ces élections ont accru la notoriété du pays et —en bien comme en mal— marqué les esprits pour de nombreuses années.
Les angles d’analyse retenus ainsi que les jugements portés par la presse écrite —à laquelle nous avons limité notre étude[2]— ont naturellement varié en fonction des préjugés des commentateurs mais aussi des attentes des lectorats. Même « nos grandes plumes ne rapportent que ce qui les conforte dans leurs opinions », reconnaît le Corriere della Sera dans un moment de lucidité (Courrier International[3], n° 868, 21-27 juin 2007, p.16). Ce que The Guardian confirme a contrario : s’il appelle « les commentateurs britanniques » à ne pas tomber dans « le piège mortel de la condescendance anglo-saxonne » à l’endroit de la France, c’est moins par souci d’objectivité, en effet, que parce qu’il est un des organes attitrés de la gauche britannique et qu’une fraction de son lectorat, demandeuse d’Etat-Providence, préfère voir en la France le pays où « le système de santé » et les « transports » fonctionnent plutôt que celui où règnent « gâchis, déception et désespoir » ou que celui où l’habitant fait traditionnellement preuve d’une «irrécupérable duplicité » (C.I, n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 13).
De ces préalables, on tirera deux conclusions intéressant la méthode de nos analyses à venir, d’abord, le mode d’emploi de leurs résultats, ensuite : 1° Pour comprendre le regard —souvent « assassin »— de nos voisins, il convient d’en rechercher, à chaque fois, le « mobile », les articles désintéressés étant aussi rares que les crimes gratuits[4] ; 2° Le regard que les étrangers portent sur notre pays, risque de nous apprendre autant sur eux que sur nous.
DES ÉLECTIONS SPECTACULAIRES
Les raisons de l’engouement dont le pays a bénéficié sont multiples. La première d’entre elles est que nous avons, pendant toute une saison, offert au monde un « grand spectacle politique » (Financial Times, Londres C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 15).
Pendant des mois et des mois, sur notre scène politique, un ensemble de manifestations aussi variées qu’intéressantes s’est en effet joué, tour à tour ou simultanément.
Au programme de ce festival : un drame, celui d’une nation au passé glorieux qui hésite devant son avenir ; une épreuve sportive d’endurance, où le favori fait la course en tête et remporte la victoire au terme d’un abandon par épuisement du tenant du titre et sur crevaison de son dernier grand rival ; la comédie héroïque d’une « fille de Lorraine » (Corriere della Sera, Milan, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16) encore novice en politique qui entend la voix des sondages puis celle des militants lui dicter de bouter les éléphants hors du PS, la droite du gouvernement et les hommes du pouvoir ; une pièce à rebondissements grâce à la soudaine et irrésistible ascension d’un troisième homme ; la suite d’un film à suspens où l’on retrouve la République vivant sous la menace d’un ancien tortionnaire de l’Algérie française ; un feuilleton judiciaire —au titre antiphrastique de « Clearstream »— montrant aux spectateurs l’arroseur supposé se faire arroser par les eaux fangeuses dont il voulait asperger son frère ennemi en politique ; un film de « guerre » où les adversaires se lancent dans des combats qui, pour politiques qu’ils soient, évoqueraient presque, par leur « rage », ceux qui ont lieu « en Irak, en Afghanistan, au Soudan » (The New York Sun, C. I, n°862, 10-15 mai 2007, p. 14) ; et, pour clore le tout, « l’incroyable vaudeville politique qui agite en ce moment le Parti socialiste français » [et qu’] aucun journaliste n’aurait pu imaginer […] » (Le Temps, Genève, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16), vaudeville grâce auquel « le monde démocratique et occidental regarde aujourd’hui vers Paris et assiste au divorce en direct du couple socialiste [Royal-Hollande] » (Corriere della Sera, Milan, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16).
« DISTRIBUTION D’ENFER »
En plus d’être complet, ce spectacle politique a pour lui d’être servi par des comédiens parfois déjà connus du public international, interprètant des personnages correspondant à des stéréotypes universels et ayant, pour le plus grand plaisir des spectateurs, la tête de l’emploi. Ainsi et pour ne parler que des principaux personnages :
– Dans le rôle du « gentil garçon » (The Economist, Londres, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 17), croyant « fervent » (Ibid.), « issu d’une famille d’agriculteurs, […] père de six enfants […] généralement posé […] » (The Guardian, Londres, C.I., n° 852, 1er-7 mars 2007, p. 16), « bègue » ayant « maîtrisé » son handicap […] au prix d’une discipline de fer » à l’instar de Démosthène (Neue Zürcher Zeitung, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 17), « jugé terne par les Français depuis si longtemps » (The Guardian, C.I., n° 852, 1er-7 mars 2007, p. 16) à moins qu’il ne soit doté d’une « personnalité falote » à la manière de celle « de John Major en moins vif » (The Independant, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 16), mais qui, se muant soudain « en rebelle » si ce n’est « en prophète centriste » (Neue Zürcher Zeitung, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 17), « surgit de nulle part » (The New York Times, C.I., n° 856, 29 mars-4 avril 2007, p. 11) pour « fustiger les élites politiques et les médias déconnectées des Français et dénoncer les abus des puissants » (The Guardian, Londres, C.I., n° 852, 1er-7 mars 2007, p. 16), juste avant qu’une « présentatrice de télévision » ne reconnaisse en lui « l’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux » (The Economist, Londres, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 17), —dans cet emploi, donc, l’ancien second rôle promu au rang de vedette, Français Bayrou.
– Dans l’emploi maintenant de l’ « enfant terrible » (Yediot Aharonot, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 16), de « l’homme audacieux et sachant prendre des risques » (Zoé Valdès, Le Monde 2, 14 avril 2007, p. 23) ou du « Hongrois qui veut se faire couronner chez les Gaulois » (Journal du jeudi, Ouagadougou, C. l., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 12), à moins que ce ne soit dans celui du « cynique » (Ogoniok, Moscou, C.I., n° 847, 25-31 janv. 2007, p. 13.), de l’ « adepte d’une politique droitière agressive » (Al-Quds Al-Arabi, Londres, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 16), de l’ « assoiffé de pouvoir » à l’ « agitation musclée [et à] la hargne qui s’affiche à l’occasion sur son visage » (The Observer, Londres, C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 13), de l’homme dont on ne « peut dire [..] grand chose […] de ses « convictions politiques » tant il « s’oriente volontiers selon l’humeur du peuple » (Frankfurter Allgemeine Zeitung, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 14), bref du « macho sans scrupule » capable de « brutalité quand il s’agit d’affronter l’ennemi, du « chef de gang […] populaire dans sa cité […] quoi qu’il ne pense qu’aux intérêts de son gang et ne cesse d’entretenir une atmosphère de terreur » (Publico, Lisbonne, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 14) : dans ce rôle-ci, l’acteur et vedette à l’« indiscutable énergie » (The Observer, Londres, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 13), Nicolas Sarkozy, « charismatique ministre de l’intérieur » (Gandul, Roumanie, C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 15).
SEGOLÈNE ROYAL EN FREGOLI DE LA VIE POLITIQUE
– Et, pour finir, dans le rôle « de la mère de quatre enfants […] incarnation […] du commandant en chef […] attachée à la famille comme vecteur de transmission des valeurs » (El Pais, C.I., n° 838, 23-29 nov. 2006, p. 14), à moins que ce ne soit dans celui de la féministe « qui ne cherche pas à se déguiser en homme, comme s’y sont senties obligées tant de femmes avant elle » (Ibid) ou bien celui de la « Jeanne d’Arc des faibles et des démunis » (Handelsblatt, Düsseldorf, C.I., n° 850, 15-21 février 2007, p. 11) ou bien encore celui de la femme de tête à l’« ambition vorace » (Corriere della Sera, Milan, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16) et capable par « la plus cynique des ruses », alors qu’elle sait son « couple [avec François Hollande] au stade terminal » faire passer « sa position » du “nous n’avons pas besoin d’un bout de papier“ à “nous pourrions peut-être nous marier“ (Daily Telegraph, Londres, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16), : dans ce rôle-là, Mesdames et Messieurs, la « glamoureuse » (Daily Telegraph, Londres, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p. 16.) et « élégante présidente de la Région Poitou-Charentes » (Financial Times, C.I., n° 838, 23-29 nov. 2006, p. 14), p.16.), Ségolène Royal, comédienne à « la féminité rassurante » (The Observer, Londres, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 13), sachant « se glisse[r] dans des tailleurs d’une grande élégance qui, s’ils ne sont pas des Chanel, en ont tout à fait l’air [et qui sait] chausse[r] tous les jours des talons bien hauts et croise[r] les jambes » (El Pais, C.I., n° 838, 23-29 nov. 2006, p. 14).
LA PLACE DE LA FRANCE DANS LA CONSCIENCE INTERNATIONALE
Faute de place, on n’examinera pas la manière dont la presse étrangère a rendu compte de chacun des spectacles qui se sont joués. Nous ne nous intéresserons qu’à la couverture de celui dont la France aura été le personnage collectif et son peuple l’acteur.
Pour comprendre le vif succès que ce spectacle a rencontré à lui seul, il faut en revenir à la place que son héros occupe dans la mémoire des peuples qui, depuis des siècles, le regarde agir.
Pour ceux et ils sont encore nombreux qui ont entendu parler de lui, notre patrie n’est pas seulement connue pour Versailles, son industrie du luxe ou sa gastronomie, ni « perçue comme le pays des Lumières, de la démocratie, de la culture, de la philosophie et du pluralisme » (Al-Khaleej, Beyrouth, C.I. n° 858, 12-18 avril 2007, p. 16). Il l’est aussi pour les traits psychologiques ou moraux de sa population, ceux-là qui pourraient l’avoir conduit à enchaîner autant de révolutions : si nous sommes « la plus turbulente des nations d’Europe » (New Statesman, Londres, C. I, n° 859, 19-25 avril 2007, p. 34), n’est-ce pas, au fond, parce que —dirigeants ou dirigés— nous « ador[ons] dire non » (Los Angeles Times, C.I., n° 859, 19-25 avril 2007, p. 39) et que nous incarnons jusqu’à la caricature un type humain —celui du râleur-frondeur— qui ne peut pas ne pas susciter l’intérêt de celui qui l’observe, qu’il l’amuse, l’agace ou l’effare : « …pour un Britannique, parler ouvertement de “nation“ ou de “patrie“ [comme l’ont fait Mme Royal et MM. Le Pen ou Sarkozy chacun à sa manière] paraît grandiloquent. Ce n’est pas par hasard si nous avons fondé une bonne part de notre identité nationale sur une tradition de modération en politique, fortement influencée par le désir d’éviter l’extrémisme, que, à tort ou à raison, nous avons toujours associé aux Français et à leur politique depuis le XVIIIe siècle » (The Observer, C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 13).
LA FONCTION PRESIDENTIELLE MISE EN ACCUSATION
Pour qu’une pièce fasse un tabac, il ne suffit pas que son héros soit déjà connu du public. Encore faut-il qu’il soit confronté à une situation qui suscite et retienne l’attention. Avec les élections présidentielles, la situation que vit notre héros est ici doublement intéressante. Il est à la veille de désigner la personne qui exercera les fonctions de président pendant cinq ans. Or, il est « difficile de trouver, dans tout le monde occidental […] un pouvoir personnel plus grand que celui dont va jouir » le dit président puisqu’il a la faculté de réduire les « parlementaires » au « rôle de laquais », (New Statesman, Londres, C.I., n° 859, 19-25 avril 2007, p. 34).
Si le journal moscovite Expert estime que c’est à son « système présidentiel » que la « nation » française doit son « redressement au XXe siècle » (C.I., n° 857, 5-11 avril 2007, p. 11), il est un autre observateur —originaire d’un Etat fédéral il faut le souligner— pour soutenir que l’ institution présidentielle fait au contraire partie du problème français et en réclamer l’« abolition » dans le cadre, par exemple, de la « décentralisation » dont « Ségolène Royale » a « la volonté » (Die Zeit, C.I., n° 859, 19-25 avril 2007, p. 32). Selon l’auteur de l’article, cette institution reposerait sur « le mensonge le plus enraciné de la Ve République » à savoir que le président peut être impartial, ce qu’il ne saurait justement être du fait de l’origine partisane des candidats. Toujours selon cet auteur, l’institution présidentielle serait source, par ailleurs, de confusion intellectuelle et morale pour le pays dans la mesure où, pour feindre l’impartialité, les candidats doivent « braconner sur le terrain idéologique de leur[s] adversaire[s] » : « Ségolène Royal a commencé à glisser dans ses discours les icônes de la droite nationale : Jeanne d’Arc et le général de Gaulle. Nicolas Sarkozy [..] s’est mis à citer Emile Zola et Léon Blum » (Ibid.). La fonction présidentielle aurait encore contre elle d’absorber excessivement l’attention du pays : « La France est tombée sur la tête ! Depuis le “non“ tonitruant à l’Europe […] on n’y parle plus que d’un seul sujet : qui sera le prochain président ? » (Ibid.). Mais surtout, en entretenant l’idée « infantile » qu’un « homme seul puisse changer le destin d’une nation », l’institution présidentielle n’inciterait pas les citoyens à agir par eux-mêmes (Ibid.).
DRÔLE DE DRAME OU TRAGÉDIE IDENTITAIRE ?
Pour que l’action captive, l’état dans lequel se trouve le héros à l’heure du choix se doit d’être un tant soit peu pathétique. Dans le spectacle que notre pays a offert au monde, non seulement le héros va mal et le sait, mais il se sait, aussi, à la croisée des chemins.
Sur l’état de gravité de la France, tous les journaux de notre échantillon ne sont cependant pas d’accord. Aux yeux du Guardian, « la France est un pays qui […] malgré ses problèmes […] change au sein d’une Europe en pleine évolution » et l’ « importance démesurée » de ses « extrêmes » n’est que le produit artificiel de son « système politique » de sorte que l’enjeu du scrutin se réduit à un simple changement de générations d’autant moins dramatique que « la nouvelle génération […] prend les commandes en des termes que la génération précédente est […] à même de comprendre ». On peut se demander si ces propos somme toute optimistes ne s’expliquent par le fait que The Guardian nous envie —on l’a vu— notre système de santé et de transports et doit ainsi nous ériger en contre-modèle, dût-il pour cela minimiser nos difficultés (C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 13).
Son optimisme n’est en tout cas guère partagé. Selon un sondage auprès des correspondants de la presse étrangère réalisé pour le compte de l’Institut Thomas More en mars 2007[5], 66% des sondés jugeaient « inédite » la « situation » vécue par « la France de 2007 », seize pour cent lui trouvant des analogies avec la « situation de l’Angleterre des années 70 (crise économique) » et 16 autres pour cent avec celle du « Canada des années 80 (déficit public) ».
Ceci pourrait expliquer que, pour plus d’un journal, la relève de générations coïncide avec un véritable changement : « Nicolas Sarkozy est le symbole vivant de l’avènement d’une nouvelle génération d’hommes politiques, aspirant à renverser les modèles politiques obsolètes » (Il Giornale, C.I., n° 846, 18-24 janv. 2007, p. 10).
Selon le Gazeta Wyborcza, par exemple, la situation que traverse la France est un « marasme » et plus précisément encore, celui « dans lequel elle s’est engluée pendant les années de présidence de Jacques Chirac (Varsovie, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 15). Si l’écrivain américain et « ardent francophile », Douglas Kennedy, met également en cause « le bilan décevant des “années Chirac“ », il estime « que la France d’aujourd’hui est » —indépendamment de lui— « un lieu de grandes contradictions » et il regrette qu’il n’y ait pas —« Houellebecq mis à part »—, d’ « écrivain français […] disposé à prendre à bras-le-corps les paradoxes de sa nation, à nous donner un roman qui exprimerait de la colère face à ce qui travaille aujourd’hui la société française, qu’il s’agisse des criantes tensions multiculturelles, de la vacuité intrinsèque au culte récent de la consommation […] ou même des frustrations d’une femme au foyer de Neuilly » » (Le Monde 2, 14 avril 2007, p. 25).
Pour d’autres, le mal dépasse la personnalité de l’ancien président. La France, « plus encore que vieille », est « traditionaliste et immobile », estime ainsi le libéral Corriere della Sera (Milan, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16). Le diagnostic de la presse anglo-saxonne est, ici, plus précis. Selon le Financial Times de Londres, l’ensemble des difficultés du pays se ramène, somme toute, à « deux énormes problèmes », à savoir « de douloureuses divisions internes et un échec persistant à s’adapter au monde qui l’entoure (C.I., n° 838, 23-29 nov. 2006, p. 14). Le New York Times est encore plus pessimiste : non seulement le « chômage élevé et la croissance faible » sont, dit-il, « les maux chroniques de la France » mais ils « commencent » aussi « à ronger visiblement le tissu national » ( C.I., n° 856, 29 mars-4 avril 2007, p. 11).
Pour Maureen Dowd, qui passe aux Etats-Unis pour un des meilleurs connaisseurs de notre pays et s’exprime dans le New York Times, le mal est encore plus profond. L’inadaptation des solutions situation relève de la tragédie plus que du drame dans la mesure où les élections n’opposent pas tant deux camps hostiles l’un à l’autre que le pays à lui-même, ce dernier ayant pour caractéristique de savoir « qu’il [a] besoin de changer mais [de ne] pas [avoir] vraiment envie de changer » (New York Times , C.I., n°862, 10-15 mai 2007, p. 14).
D’autres journaux remontent à des causes encore plus profondes. Ce n’est pas seulement par mollesse, en effet, que notre pays hésiterait à s’engager dans la voie des réformes mais parce qu’il traverse une crise d’identité : « … ce qui flotte au-dessus de toutes ces questions importantes, c’est l’identité française. Dans quel pays veulent-il vivre et à quoi veut ressembler la France de demain ? Voilà les deux questions que les électeurs français posent à leurs candidats. Qui aurait pensé que la France serait, elle aussi, rattrapée par la politique des identités et incapable de se sortir de ce piège. Un siècle après la séparation de l’Eglise et de l’Etat et l’introduction d’un mode de vie effaçant les identités la France se retrouve à lutter pour ce qui reste de la révolution républicaine » (Ha’Haretz, C.I., n° 859, 19-25 avril 2007, p. 37).
La France peut d’autant moins savoir ce qu’elle veut être qu’elle ne sait plus qui elle est. Elle a, d’abord, changé puisqu’elle « pleure encore son rôle de leader culturel en Europe » (Die Zeit, C.I., n° 858, 14-20 juin 2007, p 14). Elle éprouve, ensuite, de la difficulté à se regarder en face : outre que son « besoin d’affirmation » ferait d’elle « la championne du monde pour convoquer les symboles historiques, les traditions et les mentalités » qui lui brouillent la vue, elle tendrait à se raconter des histoires avec la complicité de ses responsables : « Ce pays qui s’est toujours pris pour le premier de la classe dans tous les domaines, du système de santé au système scolaire en passant la modèle républicain d’intégration, sait pourtant qu’il n’est souvent que dans la moyenne européenne. […] Jusqu’à présent le plus grand malheur de la classe politique sortante a été d’embellir la situation » (Ibid.).
DES PROGRAMMES PLUS OU MOINS INADAPTÉS
Les solutions proposées par les deux principaux candidats pour sortir le pays de sa crise ou de ses crises ne convainquent pas grand monde. On ne sera pas surpris que The Wall Street Journal reproche à la candidate socialiste de s’en tenir à un « discours […] dominé par un ton capitaliste » et de rester, faute d’avoir formulé « des propositions concrètes […] la candidate du statu quo » (C.I., n° 850, 15-21 février 2007, p. 11). On ne sera non plus surpris que le journal des milieux d’affaires allemand Handelsblatt regrette lui-même que Ségolène Royal se soit contentée de donner « l’illusion de vouloir moderniser le Parti socialiste » et ait finalement préféré « entraîner » les Français dans sa foi socialo-romantique en la toute-puissance de l’Etat et de son plus haut représentant […] conformément à la vieille et déplorable tradition républicaine » (Düsseldorf, C.I., n° 850, 15-21 février 2007, p. 11). On sera plus surpris, en revanche, que le quotidien de gauche The Guardian se montre lui aussi sévère : au terme « de sa campagne enlevée mais étonnamment traditionnelle », Ségolène Royal ne proposerait « en substance », dit-il, que « des habits neufs pour emballer du socialisme à l’ancienne » (C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 13). Mais ce qu’on lui reproche peut-être le plus —à Ségolène Royal comme à Nicolas Sarkozy par ailleurs, on le verra— est sa manière régressive de répondre à la crise d’identité du pays. Le retour en grâce de la Marseillaise n’est guère apprécié, par exemple, en Suède où, du fait de la tradition neutraliste du pays sans doute, on peine à faire la différence entre ce chant qui appelle à la défense du territoire agressé par les nazis par exemple et les chants légitiment la conquête de territoires voisins ou lointains : « Faut-il que la France ait si peu confiance en elle pour se donner du courage avec un chant patriotique barbare avant de se frotter au monde ? Qu’un sans impur abreuve nos sillons ». Rien que ça ! On croirait une réplique d’un jeu vidéo gore : “Crève ! Crève ! Crève ! Ton sang impur irriguera mes pâtures ! Prends ça » (Svenska Dagbladet, », C.I., n° 859, 19-25 avril 2007, p. 33). Même condamnation de la part de l’écrivain serbe Brina Svit : « Personne ne lui [Ségolène Royal] a rapporté la phrase de Goethe […] qui dit que les plus mauvais pays ont les meilleurs patriotes ? » (Le Monde 2, 14 avril 2007, p. 26).
SARKOZY ECORNÉ
Le programme de Nicolas Sarkozy est à peine mieux jugé. Plusieurs journaux soulignent sa parenté avec les programmes de Reagan et de Thatcher : « Nicolas Sarkozy […] entre en lice avec une combinaison de propositions qui fleure bon la politique économique à la Reagan » (NRC Handelsblad, Rotterdam, C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 15). Si ABC, de la droite espagnole, le soutient, c’est seulement indirectement, en décrétant que la France ne pourra être sauvé ni par le “ninisme“ de Bayrou ni par les formules populistes et irresponsables de la socialiste Royal ». Le Financial Times juge le libéralisme du candidat de la droite quelque peu édulcoré pour ne pas dire frelaté : outre qu’il n’est qu’ « une sorte de reaganisme », il a « l’accent français » (C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 15). Pour NRC Handelsblad déjà cité, son programme imite plus qu’il n’innove : il « [met] en avant une idée vieillotte : l’introduction d’une déduction fiscale des intérêts sur les prêts immobiliers ». C’est pourquoi il est estime que son programme ne permettra à la France que de « tardivement se rattraper […] « un quart de siècle » après Reagan et Thatcher mais probablement pas de mener à bien les « profondes réformes » dont « la France a besoin » (New Statesman, Londres, C.I., n° 859, 19-25 avril 2007, p. 34).
Son discours identitaire est lui aussi épinglé, y compris par le Financial Times qui juge contre-productif son discours : « Au lieu d’entretenir les Français dans leur peur de l’immigration, il devrait montrer qu’il est animé d’un projet mobilisateur et cohérent, qui permette à la France de retrouver confiance en elle et de réaffirmer les valeurs d’ouverture et de liberté sur lesquelles la République a été fondée » (C.I., n° 846, 18-24 janv. 2007, p. 10).
LES RÔLES DE LA FRANCE AU TOURNANT DU MILLÉNAIRE
Si l’élection intéresse autant le monde, ce n’est pas seulement parce qu’elle permet de désigner l’homme fort d’un pays qui a souvent fait parler de lui. C’est aussi parce que le pays qu’il dirigera pèse d’un certain poids si ce n’est d’un poids certain dans les affaires du monde. Notre pays n’est, certes, plus « le leader culturel en Europe » (Die Zeit, C.I., n° 858, 14-20 juin 2007, p. 14) ? Ses échanges commerciaux en Afrique francophone diminuent (The Economist, Londres, C.I., n° 842-843, 21 déc. 2006 -3 janv. 2007, p. 12.) ? L’influence de sa langue décline même au Liban[6] ? « L’Hexagone est en train de perdre [la] “place de choix“ qu’[il] avait en Afrique (Le Soleil, Dakar, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 17) ? A s’être trop frontalement opposé aux Etats-Unis au moment de la seconde guerre en Irak, la France a « affaibli » son « rôle jadis prééminent […] en Europe, […] Chirac [ayant] totalement sapé la confiance que pouvaient avoir les nouveaux adhérents [à l’U.E.] en la France et même, à certains égards, en l’Europe » elle-même (International Herald Tribune, Courrier international, n° 865, 31 mai-6 juin, p. 14) ? Le Handelsblatt de Düsseldorf n’appelle plus notre pays « la grande nation » que par la plus cruelle des ironies (C.I., n° 850, 15-21 février 2007, p. 11) ? Peu importe : car, quand bien même la moindre de ces remarques seraient fondée, l’évolution culturelle, diplomatique ou politique « de nombreux autres pays » dépend toujours peu ou prou de nous (Zaman, Istambul, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 13). « Quand la France s’enrhume, le Liban n’éternue pas, mais il prépare tout de même quelques mouchoirs », estime plaisamment le quotidien proche des chrétiens L’Orient-le-Jour qui précise : « Ce qui se passe [en France], en politique, société, culture, way of life, peu importe, ce qui se passe là-bas a toujours un impact ici, si minime que ce soit » ( C.I., n° 838, 23-29 nov. 2006, p. 13). Même Outre-Manche — où il fait pourtant bon moquer le besoin de « grandeur » des Frenchies — on admet que « la francophonie contribue largement au statut international de la France », notamment en Afrique où elle « est souvent la seule à jouer le gendarme », raison pour laquelle elle devra bien « maintenir une présence » (The Economist, C.I., n° 842-843, 21 déc. 2006 -3 janv. 2007, p. 12).
Pour le Cotidianu de Bucarest, c’est « du choix politique des Français, [que dépend] l’avenir des Européens » (C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 15). Or, on ne pense pas autrement à Bruxelles où La Libre Belgique rappelle que « quand la France a la gueule de bois, c’est toute l’Union qui a mal à la tête » (C.I, n° 859, 19-25 avril 2007, p. 34). Même avis à Istambul où Zaman souligne que l’avenir européen de la Turquie dépend directement de l’issue de la présidentielle, « l’autre thème important de [la] campagne [de Sarkozy étant] son rejet de l’adhésion de la Turquie à l’Union » ( C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 13).
Or, il n’est pas exclu que les élections françaises influencent jusqu’à la vie politique intérieure de certains Etats démocratiques, européens avant tout. En redorant le blason de ses institutions et de son peuple, la dernière campagne refait de la France un modèle à suivre dans le domaine constitutionnel : « En termes de démocratie, la France donne l’exemple et pas seulement aujourd’hui. […] Un tel taux du participation, c’est du jamais-vu […] Déjà, il y a cinq ans » [elle s’était mobilisée] massivement contre Le Pen… » (Adam Szostkiewicz, Polityka [blog], C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 14). A défaut de faire école, le mode de scrutin de nos présidentielles fait déjà l’admiration d’un observateur au moins en Espagne : « J’envie aux Français leur second tour : c’est un système propre, clair et efficace, qui élimine les tractations de l’ombre sur le marché noir électoral. [En Espagne, moins en a de voix, plus on obtient d’avantages. […] les Français, qu’il est de bon ton de dénigrer pour leur fierté nationale “décadente“, ont encore des leçons à nous donner dans ce domaines, forts de leur impeccable tradition politique et de leur longue expérience des libertés publiques » (ABC, Madrid, C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 15). Même ton laudateur en Italie : « à la fin d’une interminable saison électorale [la France] nous offre, dans l’ordre : un président quinqua doté d’une large majorité, une opposition forte non humiliée, des institutions solides » (Corriere della Sera, Milan, C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16).
SARKOZY NOUVEAU GOUROU DE LA DROITE ?
Avec la victoire de Sarkozy aux présidentielles, l’influence de la France se fait sentir sur la vie politique intérieure des Etats libéraux de deux autres manières. Qu’il soit un émule sincère de Reagan ou de Thatcher ou qu’il se contente d’en adopter seulement la posture, il est, de par son succès, à même d’influencer l’évolution de la droite dans les pays où celle-ci est en crise. C’est du moins ce que certains espèrent en Pologne : « Ce serait « également important pour la Pologne » que Sarkozy « réussisse à créer une nouvelle droite post-chiraquienne, post-gaulliste, qui soit à la hauteur des défis du XXIe siècle ». […] notre droite pourrait prendre exemple sur la droite française et laisser en paix les fantômes du passé » (Adam Szostkiewicz, art.cit.). A Athènes, on pronostique une influence de Sarkozy dépassant les frontières de la droite si ce n’est les frontières tout court : « l’exemple de Sarkozy peut donner des ailes à un nouveau mouvement dans tous les Etats du Vieux-Continent. […] Que l’on soit d’accord ou non avec ses positions, on sait qu’elles réformeront la France, l’Europe et peut-être le monde ! », (Kathimerini, Athènes, C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 15).
LE « RESSENTIMENT » DES PAYS D’IMMIGRATION
A en juger d’après la presse de notre échantillon, les élections françaises sont un enjeu crucial pour les pays à forte émigration d’Afrique noire ou arabe —qui sont souvent, on le rappelle, d’anciennes colonies françaises ou européennes. Jusqu’aux résultats du premier tour des présidentielles, Le Pen apparaît encore plus menaçant qu’en 2002 : « Attention, le 22 avril, il y aura encore danger », met en garde Le Quotidien d’Oran (Courrier international, n° 859, 19-25 avril 2007, p. 37). Si ce journal s’inquiète autant, c’est parce qu’« il existe une percée du Front national chez les Beurs » : ils ne le « perçoivent » plus « comme un danger » et ont « envie de perturber le système, de foutre la m… » (Ibid.).
Pour Le Pays de Ouagadougo, le danger ne s’arrête pas à Le Pen, loin de là : « après la fracture sociale de Chirac, on est [en effet] passé à une autre forme de fracture, l’ethnique, qui sépare désormais le Français bon teint des autres » (C.I., n° 857, 5-11 avril 2007, p. 10). A en croire ce journal qui ne fait pas toujours dans la dentelle, il y aurait « une grave dérive dans le langage de certains hommes politiques français, qui reflète peut-être le sentiment de la masse silencieuse » dont il se demande si elle ne « partage [pas] les thèses racistes des de Villiers et autres Le Pen » (Ibid.).
Pour Le Quotidien d’Oran, cependant, le plus grand danger ne s’appelle ni Le Pen, ni de Villers mais… Sarkozy. Parmi la « somme —impressionnante— de griefs » que ce journal de la gauche intellectuelle (et les autres) estime pouvoir lui « adresser », (C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 12), certains visent le « Ministre de l’Intérieur », d’autres « le candidat » et d’autres encore « le nouveau président ».
A Dakar, par exemple, « le ministre » n’est pas seulement accusé d’avoir poursuivi la « politique migratoire restrictive » de ses prédécesseurs —Pasqua de sinistre mémoire en tête— alors même que « bon nombre d’Africains [avaient] stigmatisé[e] » cette politique. Il lui est encore fait grief de l’avoir aggravée par « ses récentes mesures » et d’avoir en conséquence « renforcé le ressentiment » des Africains (Le Soleil, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 17). Autre critique adressée au ministre de l’Intérieur par Le Quotidien d’Oran : avoir « [instrumentalisé] des organisations intégristes » et pris ainsi le risque de jouer avec le feu (C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 12).
Au « candidat » Sarkozy est tout d’abord reprochée la thématique de certains de ses discours : en s’en prenant « à ceux qui n’ont qu’à quitter la France s’ils ne l’aiment pas », il aurait fait sien le discours de Le Pen (Ibid.). Les « déclarations hostiles ou blessantes » qu’il a « multipliées » à l’égard, par exemple, de « ceux qui égorgent les moutons dans les appartements » viseraient l’ensemble des musulmans et pas seulement les sous-groupes nommément désignés (Le Quotidien d’Oran, C.I., n° 857, 5-11 avril 2007, p. 10).
Mais le programme du candidat est aussi attaqué que son discours. « Il promet de s’attaquer au problème de l’immigration par des mesures strictes », s’inquiète Zaman à Istambul (C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 13). « Sa proposition de créer un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale [a] suscité l’indignation chez les populations musulmanes en France », rapporte Le Quotidien d’Oran (C.I., n° 857, 5-11 avril 2007, p. 10). Avec Sarkozy, « la cueillette des personnes en situation illégale sera bonne », prédit Publico, qui, depuis Lisbonne, apporte sa caution à ses confrères d’Afrique (C.I., n° 854, 15-21 mars 2007, p. 14).
SARKO L’ANTI-AFRICAIN
Si « l’image » du candidat de la droite ne « passe » pas encore dans beaucoup de parties du « continent » africain, ce n’est pas seulement en raison de la « vision paternaliste et ethnocentrique, parfois de type raciste [qu’il exprime] dans ses discours » ( Le Soleil, Dakar, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 17). La raison pour laquelle on le surnomme « Sarko l’anti-africain » (Ibid.) tient probablement à ce qu’il fait ce que Le Pen ne pouvait réussir et que ni Pasqua ni Chirac ne voulaient ou n’osaient entreprendre, à savoir remettre en cause la légitimité de l’idéologie tiers-mondiste ! Comment ? En s’en prenant au statut identitaire de « victime » d’une part et de « coupable » d’autre part que la conjonction des discours gauchiste, communiste, socialiste et gaulliste s’exprimant depuis les enceintes nationales ou internationales avait réussi à faire reconnaître aux immigrés et à la France respectivement. Juste après avoir affirmé haut et fort que « l’Afrique n’a pas besoin de la France pour se sauver, Le Soleil de Dakar reproche ainsi à Sarkozy —sans craindre de se contredire— une « tentation » facile, celle « qui consiste à faire du sous-développement de l’Afrique une question purement interne et à l’expliquer par la prétendue incapacité de celle-là à prendre en main ses propres affaires » (C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 17).
Alors que Le Pen, en tenant ce genre de langage, renforçait paradoxalement la légitimité de la cause immigrée telle que le tiers-mondisme la conçoit, le candidat de la droite, lui, l’affaiblit. Pour commencer, il est en effet lui-même « un fils d’immigré qui a réussi » (Le Quotidien d’Oran, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 12).
Sa candidature émane, ensuite, d’un parti qui, en plus d’avoir pignon sur rue, recueille l’héritage d’un mouvement prestigieux et au dessus de tout soupçon dans le domaine de l’aide verbale au tiers-monde : le gaullisme.
Le candidat comme le nouvel élu attribue des fonctions de premier plan à des jeunes issus de l’immigration, parmi lesquels « Rachida Dati » nommée « au poste de ministre de la Justice » (Ashars Al Awsat Londres, C.I., n° 866, 7-13 juin 2007, p. 15). A ce propos, tout le monde ne se fait certes pas d’illusion : « en […] envoyant [Rachida Dati] sur tous les plateaux de télévision, il “dékarchérise“ son image de toutes les suspicions de haine et de xénophobie », analyse Aujourd’hui Le Maroc (C.I., n° 864, 24-30 mai 2007, p. 18). Aussi calculateur soit-il, il n’en reste pas moins qu’il fait mieux ici, estime Le Quotidien d’Oran qui reproche avec « colère », aux socialistes d’avoir « instrumentalisé la question des discriminations » plutôt que d’avoir cherché à la résoudre « pour faire monter le front national et saper l’influence de la droite classique » (C.I., n° 856, 29 mars-4 avril 2007, p. 11).
L’action du nouveau président apparaît, à cet égard, assez positive pour qu’un journal arabe se risque à voir dans la France un modèle à imiter : avec « la nomination de Rachida Dati au poste de ministre de la justice, […] un autre message est contenu dans cette élection [:] quiconque veut émigrer en France et y vivre dans le respect de ses lois peut très bien un jour se retrouver à la tête d’un ministère, voire devenir président de la République [comme ce « fils d’immigrés hongrois » qu’est Sarkozy lui-même » (Ashars Al Awsat Londres, C.I., n° 866, 7-13 juin 2007, p. 15).
Le candidat de la droite sape la légitimité de la stratégie tiers-mondiste —qui ramène le développement économique à une action en réparation judiciaire des populations victimes de la colonisation contre les peuples coupables de ladite colonisation— pour une dernière raison. A sa politique de non victimisation des anciens colonisés, notamment immigrés, il obtient le ralliement de nombreux immigrés qui ne sauraient, qui plus est, passer pour des originaux. Pour « se rendre compte » qu’ils appartiennent à la plupart des secteurs de l’immigration (« les Beurs, les Kabyles, les Berbères, les Muslims), « il suffit de faire un tour dans les bavardoirs sur internet », explique, décontenancé, Le Quotidien d’Oran (C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 12). Le phénomène est à ce point déstabilisant pour l’auteur de l’article qu’il doit, pour l’expliquer, recourir aux concepts de l’ancienne gauche, celle qui, sous l’influence Marx et des communistes, expliquait tout par l’aliénation économique et rien que par l’aliénation économique : ainsi ce journal raille-t-il « les “beurgeois“, ravis d’être arrivés où ils sont, apeurés à l’idée de ne plus y être, et qui estiment que voter pour la droite achève de conforter leur statut social » (Ibid.).
Au risque de se contredire, notre auteur ne craint pas, pour mieux stigmatiser ces arrivistes, de mêler le vert du communautarisme au rouge de l’économisme de ses premières explications. C’est ainsi qu’il les présente tels des traîtres à leur identité, comme si l’identification ethnico-religieuse des individus devait primer sur toutes les autres, y compris la socio-économique. « La “beurgeoisie“, c’est comme toute bourgeoisie : elle tremblera toujours pour sa vaisselle en ayant peur qu’on lui ordonne de partager. Mais on ne peut être ce genre de “beurgeois“ sans trahir une part de soi et, à y regarder de près, je préfère octroyer le peu d’indulgence qui me reste aux petits magouilleurs associatifs qui vont au Sarkoland comme on va à la soupe plutôt que d’être tendre vis-à-vis d’élites beurs qui feignent de croire que la droite va les regarder autrement parce qu’elles votent pour elle » (Le Quotidien d’Oran, C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 12).
Or, au même moment, c’est à l’introduction du rouge de l’économisme de gauche dans le vert de son nationalisme à base ethnico-religieuse que la panarabe Al-Quds Al-Arabi de Londres procède inversement pour stigmatiser, lui aussi, le président français : « Nicolas Sarkozy est adepte […] d’un capitalisme débridé. Dès avant sa victoire, le nouveau président a déclaré la guerre aux pauvres, dont la majeure partie est issue de l’immigration, aux déshérités et aux habitants des banlieues » (C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 16).
SARKOZY DANS LE COLLIMATEUR DE LA PRESSE PANARABE
Pour les pays arabo-musulmans, maintenant, l’enjeu des présidentielles ne se réduit pas à la question de l’immigration et pour cause : outre que certains d’entre eux sont des terres d’émigration, ils s’estiment —depuis « de Gaulle » dont la figure est fréquemment invoquée— liés à la France par des rapports très particuliers. De quelque bord qu’elle soit, leur presse ne se fait pas faute de rappeler que « l’amitié de 300 millions d’Arabes et de 1,5 milliards de musulmans a permis à la France de défendre ses intérêts dans des pays qui disposent des deux tiers des réserves mondiales de pétrole » et « d’avoir des relations privilégiées avec les pays du sud de la Méditerranée » (Al-Quds Al-Arabi, Londres, C.I., n° 864, 24-30 mai 2007, p. 18). Or, au dire même du magazine britannique, The Economist, cette amitié serait menacée : « au Moyen-Orient, tant Nicolas Sarkozy que Ségolène Royal souhaitent réchauffer les relations avec Israël, ce qui augure d’une modération des penchants arabes de la France » ( C.I., n° 842-843, 21 déc. 2006 -3 janv. 2007, p. 12).
Les nationalistes laïques et islamistes ont beau, en terre arabe, se disputer le pouvoir, ils semblent au moins d’accord pour voir en Sarkozy la menace principale : il « s’était déjà distingué en critiquant la position de la France lors de la guerre en Irak. Aujourd’hui, en nommant Bernard Kouchner au ministère des Affaires étrangères, il indique clairement qu’il souhaite rompre avec l’héritage gaulliste, amener la France dans le camp anglo-saxon et en faire le plus fidèle allié des Américains en Europe » (Al-Quds Al-Arabi, Londres, C.I., n° 864, 24-30 mai 2007, p. 18). Ce journal ne se borne pas à conclure qu’ « il faut […] s’attendre à une politique hostile aux Arabes et aux musulmans » et que « cela satisfera peut-être les pro-israéliens et les néo-conservateurs américains sur le départ ».
Que ce soit pour panser le dépit de ses lecteurs ou intimider le président français, ce journal panarabe estime devoir rappeler les risques auxquels notre pays s’est exposé en choisissant Sarkozy en même temps qu’il y a exposé les régimes arabes amis : « Oussana Bel Laden et les dirigeants d’Al-Qaïda en Afrique du Nord doivent se féliciter de la victoire de Sarkozy. Et c’est Ségolène Royal qui avait raison de dire qu’elle craignait pour l’avenir de la France » (Al-Quds Al-Arabi, Londres, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 16). Et ce journal d’enfoncer le clou : l’élection de Sarkozy « risque d’apporter de l’eau au moulin des extrémistes islamistes, qui n’attendent qu’une bonne occasion pour déstabiliser le pays. Certains pourraient vouloir ranimer les souvenirs douloureux de l’époque coloniale et aiguiser les élans vengeurs pour ses crimes, notamment en Algérie » (Ibid.). Sans doute parce que ce journal croit à l’unité des pays arabes et à l’invariabilité des intérêts qu’il leur atrribue, il invite Nicolas Sarkozy à se rappeler que —contrairement à lui qui est appelé à passer— « les Arabes […] resteront toujours les riverains de la Méditerranée » et que la France devra continuer à leur complaire si elle veut préserver « ses relations privilégiées » avec eux » (Ibid.).
Le résultat des élections apparaît moins dramatique à la presse arabe non nationaliste de l’échantillon. Pour avoir sans doute mieux assimilé que son confrère panarabe la logique de nos institutions démocratiques, « le quotidien international des Arabes » Asharq Al-Awsat comprend que, parce que les Français ont fait de Nicolas Sarkozy leur chef, il devra les suivre : « Il servira les intérêts de la France, pas les nôtres, ni ceux des Etats-Unis. Il y a des réalités qui s’imposent », estime ainsi le journal qui fait également valoir que « la France, quel que soit son président, est géographiquement proche du monde arabe et entretient des rapports humains et économiques importants avec lui. C’est pourquoi l’image d’un Sarkozy raciste et hostile aux Arabes ne résiste pas à l’examen. […] il finira par agir selon les intérêts de son pays et non en fonction de ses penchants personnels » (C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 16). Or, en Israël aussi, on arrive à ces conclusions : « Les attentes israéliennes envers Sarkozy sont incommensurables. Les racines juives de celui qui se présente pourtant comme un catholique pratiquant ont été à ce point soulignées en Israël que certains en sont arrivés à se convaincre que Sarkozy était à deux doigts de s’acheter un pied-à-terre à Tel-Aviv. Il serait bon de se souvenir que Sarkozy est le président de la France, pas le Premier ministre d’Israël », écrit ainsi le volontiers populiste Yediot Aharonot, qui ne désespère cependant pas de voir les positions de la France évoluer sur le dossier « test » du « nucléaire iranien » (C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 16).
LE REGARD GOURMANT DES NÉOCONSERVATEURS
Même pour l’hyper-puissance américaine, les élections revêtent quelque importance. Plus d’une Madame-Tout-le-monde comme plus d’un électeur démocrate ou républicain s’intéressent à cette campagne où l’un des candidats n’est pas sans leur rappeler une certaine Hillary Clinton, à moins que ce ne soit Bill Clinton soi-même : « Sa stratégie consistant à jouer la carte féminine a beau être tombée à plat, elle l’a reprise dans sa dernière semaine de campagne » mais elle « joue » tout de même « moins la carte de la séduction qu’un Bill Clinton » (The New York Times, C.I., n°862, 10-15 mai 2007, p. 14). Les milieux féministes sont intéressés pour au moins deux autres raisons. Outre qu’ils sont intrigués par la manière dont la candidate Royal se sert de sa féminité comme on vient de le rappeler, ils restent surpris que « la France semble moins paniquée que les Etats-Unis à l’idée qu’une femme puisse devenir présidente » alors même qu’elle passe pour un « pays machiste » (The New York Times, C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 14). Sans doute ne prennent-ils pas en compte le décalage qui, chez les Français, oppose si souvent le verbe à l’action, les principes défendus avec acharnement aux règles particulières finalement consenties qui les contournent et, par là, l’image souvent caricaturale que le pays donne de lui-même à ce qu’il est en réalité. Sur le fait que « beaucoup de Français verraient volontiers une femme à la tête de l’Etat », autant le journal conservateur de Vienne Die Presse est d’accord avec le New York Times (C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 14), autant le journal argentin de gauche Pagina 12 est, lui, en désaccord puisqu’il préfère expliquer la défaite de Ségolène Royal par le « sexisme quotidien » des Français plutôt que par les faiblesses de sa personnalité ou de son programme : « Les torrents de boue et de machisme qui se sont déversés sur la candidate ne paraissent pas dignes d’une démocratie avancée » (Buenos Aires, C.I., n° 860, 26 avril-2 mai 2007, p. 13).
Mais les élections retiennent également l’attention des milieux politiques d’Outre-Atlantique. A l’instar de leurs homologues d’autres grandes démocraties, ils s’intéressent à la manière dont deux des candidats s’y prennent pour se faire élire : outre que Nicolas Sarkozy a utilisé le net bien plus qu’on ne l’avait fait jusque-là, Mme Royal a elle aussi innové en lançant ses débat participatifs —sur la foi d’une étude d’opinion réalisée aux Etats-Unis à en croire le journal britannique The Independant : « Un récent sondage sur la réforme des élection en Californie, mené par le New America Institute, fait apparaître que “70% des électeurs adhéraient plus volontiers aux recommandations d’un panel de citoyens qu’aux idées émises par une commission officielle ou même par un groupe d’experts indépendants“ »( C.I., n° 849, 8-14 février, 2007, p. 10).
Même si la France n’a pas de moyens de coercition à l’encontre des Etats-Unis, elle peut lui compliquer la tâche ou la lui faciliter dans les pays où elle conserve une influence —ces pays demeurant nombreux, on l’a vu, à défaut d’être les plus importants. S’il est toujours utile pour l’administration américaine de savoir qui accède à la présidence d’un pays disposant d’un tel pouvoir de nuisance et pourquoi, l’enjeu des élections est avant tout symbolique pour le gouvernement de George W. Bush. Vu du camp néoconservateur, ces élections opposeraient, en effet, la « Vieille Europe jadis raillée par Rumsfeld » à la nouvelle (The New York Sun, C.I., n°862, 10-15 mai 2007, p. 14). Quitte à oublier que Sarkozy s’est toujours publiquement déclaré hostile à la guerre en Irak, les partisans du président américain en titre ont intérêt à faire de Sarkozy un des leurs afin que, s’il remporte les élections en France, Bush et son camp les remportent aussi dans tous les pays où la France s’est faite connaître en contestant leur politique. Dans un article intitulé « Les Français ont élu George Bush ! », The New York Sun écrit ainsi : « L’élection de Nicolas Sarkozy [marque] le retour à la France aux « conceptions » de la « IVe République » dans le domaine « des relations avec Israël et le monde arabe », » (C.I., n° 862, 10-15 mai 2007, p. 14).
En conclusion à cette analyse du pourquoi et du comment de l’intérêt porté par le monde à notre pays, on fera valoir que, s’il est vrai, comme le diagnostique le New York Times, que « la France » a tenté à l’occasion des dernières présidentielles, de « savoir quelle est sa place dans ce monde inquiétant » (C.I., n° 856, 29 mars-4 avril 2007, p. 11), il est non moins vrai que ce monde inquiétant s’est lui-même inquiété de cette France —qui, même lorsqu’elle ne sait pas ce qu’elle veut ou ne veut pas ce qu’elle sait, perturbe les stratégies des forces qui le composent.
QUATRIÈME POUVOIR A LA FRANçAISE
S’agissant de notre « quatrième pouvoir », les jugements de l’étranger restent nuancés. Si 68% des correspondants interrogés pour l’Institut Thomas More jugent la couverture des élections « bonne » (62%) ou « très bonne » (6%), 40% d’entre eux qualifient l’ « indépendance des médias » de « faible » ou « inexistante ».
On ne s’étonnera pas que les organes de gauche pensent surtout à l’indépendance de la presse à l’égard de l’argent en général et de Nicolas Sarkozy en particulier : depuis des années, ce dernier n’aurait eu cesse, explique Le Journal du mardi de Bruxelles, de se « [faire] le pote avec ceux qui dirigent les entreprises de presse et les journalistes qui vont avec : Martin Bouygues (TF1), Serge Dassault (Le Figaro, L’Express, L’Expansion et des cadors de la presse régionale), Arnaud Lagardère (Paris-Match, Le Journal du dimanche, etc.), Alain Minc (président du conseil de surveillance du Monde), François Pinault (Le Point) et le milliardaire Bernard Arnault, très présent dans la presse économique » (C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 14). Les amitiés haut placées de M. Sarkozy ne permettraient pas seulement de comprendre pourquoi « …la quasi totalité des médias s’est rangée en ordre de bataille derrière [ ] ce type [et qu’il] peut dire tout et son contraire sans que personne ou presque ne s’en émeuve » (Ibid). Selon Publico de Lisbonne, elles expliqueraient aussi qu’il ait « obtenu le licenciement du directeur de Paris Match » après la publication des photos de l’escapade de Mme Sarkozy à New York (Ibid.). Or, même à propos de son programme économique, le pourtant libéral Financial Times de Londres se déclare « surpris » que « les médias français ne l’épinglent pas sur [un] sujet » aussi important que la manière dont « il compte financer l’ensemble de son programme économique » (C.I., n° 854, 15-21mars 2007, p. 15)…
Pour qu’un journal de notre échantillon se soucie de l’indépendance des journalistes à l’égard de leurs propres préjugés et pas seulement des puissants, il faut attendre l’annonce de la séparation du couple Royal/Hollande au soir du second tour des législatives et l’article où Le Temps de Génève s’interroge sur la légitimité de la distinction vie privée/vie publique à laquelle la presse française s’en tient —souvent par refus « gaulois » du « puritanisme anglo-saxon »— en dépit des leçons qu’elle avait donné l’impression de vouloir tirer de son silence sur la vie secrète de l’enfant caché de l’ancien président François Mitterrand dans les châteaux de la République : l’« épisode cocasse [de la séparation Royal-Hollande] repose la question du traitement de la vie privée des personnalités politiques par les médias. [Madame Royal] a accepté de montrer ses enfants dans les magazines pour faire de son statut de mère un argument électoral. […] A d’autres moments, l’ex-candidate a cultivé le secret : aucun grand média français n’a osé décrire son opération de chirurgie esthétique, dont les résultats s’affichaient pourtant sur des millions de tracts pendant la campagne présidentielle. A la longue, cette attitude est intenable. Les politiciens ne peuvent pas exhiber leur famille dans les médias et menacer ceux-ci de poursuites judiciaires lorsqu’ils s’intéressent aux aspects moins flatteurs de leur vie personnelle. Les électeurs auraient-ils jugé Ségolène Royal de la même manière s’ils avaient su que son couple était une fiction ? » (C.I., n° 868, 21-27 juin 2007, p.16).
LES « OUBLIS » DE LA PRESSE ETRANGÈRE
En guise de conclusion à cette partie ainsi qu’au reste de l’étude, on relèvera que deux phénomènes paraissent avoir échappé à la sagacité des journalistes de notre échantillon :
1°° Les médias français tendent à ouvrir de plus en plus leurs ondes, antennes et colonnes à des journalistes étrangers, comme si, au fur et à mesure que notre pays se mondialise, il se souciait davantage de l’opinion de ses partenaires ou comme si —ne sachant vraiment plus ni qui il est, ni qui il veut être— il appelait des étrangers à son chevet— à moins qu’il éprouve simplement du plaisir à narcissiquement entendre autrui, en bien ou en mal, gloser indéfiniment sur son cas. Outre que Le Monde a ainsi demandé à des journalistes étrangers de dresser pour ses lecteurs le portrait de chacun des douze candidats du premier tour, cette étude n’est-elle pas la preuve vivante de cette tendance à l’« introspection déléguée » ?
2° Notre échantillon ne semble pas avoir non plus remarqué la propension des journalistes français à voter nettement plus à gauche que le reste de la population. D’après un sondage remontant à 2001 et réalisé auprès d’un échantillon représentatif des journalistes traitant des sujets à enjeu politique pour le magazine Marianne[7], 63% d’entre eux déclaraient ainsi vouloir voter pour un candidat de gauche ou d’extrême gauche au premier tour de la présidentielle de 2002 : Jospin : 32% ; Mamère : 13% ; Chevènement : 8% ; Laguiller : 5% ; Hue : 5%. Or, à ces candidats, les Français n’ont accordé qu’un total de 34, 38%[8] !
Selon trois sondages réalisés à l’approche des dernières présidentielles par les rédactions elles-mêmes auprès de l’ensemble de leurs membres cette fois, semble-t-il[9], il n’est pas sûr que les orientations idéologiques du sous-milieu journalistique concerné par les précédents sondages aient beaucoup évolué depuis 2001. Dans les deux rédactions de gauche, la sur-représentation des journalistes de gauche est écrasante : c’est ainsi que, au Nouvel Observateur, 71% des journalistes se sont, au premier tour, déclarés favorables à Ségolène Royal (63%) ou Voynet (8%)[10] contre 10% à Bayrou[11] et que, à Marianne, 42% des journalistes ont manifesté l’intention de voter pour un candidat de la gauche (Royal : 36% ; Besancenot, Buffet et Voynet : 2% chacun)[12], 36% pour Bayrou et seulement 10% pour un candidat de droite (Dupont Aignan : 8% ; Sarkozy : 2%)[13] ! Or, même aux Echos —que Marianne n’hésite pas à qualifier de « néolibéral »—, il se trouvait deux fois plus de journalistes, si ce n’est plus encore, pour soutenir la socialiste Royal ou le démocrate-chrétien Bayrou (47,3% au total) que le néolibéral Sarkozy (21, 5%)[14] !
Cette sur-représentation de la gauche ne suffit certes pas à expliquer pourquoi le gros des médias a trouvé normal que Paris Match révèle l’escapade new-yorkaise de « Cécilia » au risque de perdre ses lecteurs de droite ou que Le Journal du dimanche —au risque de perdre lui aussi ses lecteurs de droite— rapporte que la même « Cécilia » s’était abstenue d’aller voter pour son époux au second tour des présidentielles, ni pourquoi ce même gros des médias n’a pas trouvé anormal que Le Nouvel Observateur ou Libération s’abstiennent de révéler la facticité de la famille de Mme Royal avant les élections par crainte, on peut le supposer, de mécontenter tout ou partie de leurs lecteurs de gauche.
LA PRESSE FRANçAISE COUPÉE DE LA NATION ?
Cette sur-représentation pourrait, en revanche, suffire à expliquer pourquoi la majorité des journalistes de notre pays juge attentatoire à l’ « indépendance de la presse » que le propriétaire de Paris Match et du Journal du dimanche limoge le directeur de la rédaction de celui-là et interdise la publication par celui-ci de l’article sur l’abstentionnisme de Mme Sarkozy mais ne songe pas à trouver attentatoire à ladite indépendance de la presse que la Société des rédacteurs du Monde exige le départ d’Alain Minc au motif qu’il défend des positions sarkozyennes contraires aux siennes[15] ! Ainsi la presse étrangère n’aurait-elle pas détecté, chez nous, le développement d’une conception corporatiste de l’information parmi nos journalistes. Pourvu que les rédactions soient indépendantes « de l’argent », elles pourraient : a) fabriquer l’information à leur guise quand bien même une « fraction idéologique » existerait entre elles et la nation ; b) obtenir l’exclusion des personnes qui, par exception, ne penseraient pas ou plus comme elles.
En l’absence d’étude sur le sujet, il est difficile de savoir si ce sont les corporatistes de la profession qui arguent de l’exigence d’« indépendance à l’égard de l’argent » pour légitimer leur volonté de régenter les rédactions[16] ou si ce sont les adversaires « de l’argent » qui reprennent le mot d’ordre « les journaux aux journalistes » à leur compte pour mieux occulter leurs vues hégémoniques et y rallier les journalistes les moins politisés.
Entre la peste et le choléra, les Français n’auraient donc pas le choix : au nom de la lutte contre la « pensée unique » (libérale), devrait s’établir celui du « politiquement correct » et de la « bien pensance » (socialiste) —fût-ce au mépris de la liberté de pensée dont les journalistes se veulent les farouches gardiens.
On comprend dès lors mieux qu’un « Belge moyen » se présentant comme un consommateur de nos médias ait déposé sur le « bavardoir » d’un de nos grands magazines le message suivant : « La plupart des journalistes belges, au-delà de leurs orientations politiques, n’hésitent pas une seconde à condamner tel ou tel fait. […] Vue de Belgique, la presse française (gauche, droite, centre, neutre et extrême) pose problème et semble même être le principal problème de la France »[17].
[1] Jean-Pierre Airut qui a notamment collaboré au Monde, Monde diplomatique et à La Tribune, est l’auteur ou le coauteur de plusieurs articles sur la couverture d’événements par la presse écrite (parmi lesquels « Le moralisme “bovaryen“ à la conquête de l’Ouest, Sur Thelma et Louise et un cas de faux témoignage collectif », in Crises, n°1, 1994, Paris : P.U.F) ainsi que sur la symbolique politique (« Drapeau français et sentiment national : le chant du cygne ? », Ibid, n°2, 1994). Il est également l’auteur de diverses études sur la crise du marxisme et de la pensée socialiste, comme par exemple « Le matérialisme historique de Marx-Engels : mythe ou réalité ? », in F. MONNOYEUR, Qu’est-ce que la matière, regards scientifiques et philosophiques, Paris : Le Livre de Poche, 2000.
Avec Guillaume BERNARD, il co-dirige la publication Les sociétés malades du droit : crise de la loi, crise de la légalité, crise de la légitimité, ouvrage collectif à paraître en 2008 aux Presses universitaires de Laval (Québec) avec une préface de Raymond Boudon, membre de l’Institut (Note de l’éditeur).
[2] Notre étude porte, pour l’essentiel, sur les articles de la presse écrite étrangère et, plus particulièrement encore, sur ceux que la presse écrite française a elle-même traduits et publiés ; et, on ne saurait ici assez saluer le travail de Courrier International qui —à tout seigneur, tout honneur— a été largement mis à contribution. C’est pourquoi, à strictement parler, notre étude a moins pour objet le regard de la presse étrangère sur élections françaises que le regard de la presse française sur le regard de la presse étrangère durant les élections !
Comme les articles de notre échantillon émanent, pour la plupart, de la presse grand public de qualité, ils nous renseignent sur l’image des élections telle qu’elle existe parmi les « honnêtes hommes » des pays étrangers plutôt que parmi leurs gouvernants. Ces derniers s’abreuvant à d’autres sources d’informations, en principe plus détaillées et plus rigoureuses.
[3] Le titre de cet hebdomadaire apparaîtra par la suite sous l’abréviation C.I.
[4] Voir de l’auteur « Du rôle des journalistes dans les échanges culturels: table ronde organisée par l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris et l’Association de la Presse étrangère, Intercultures, n° 22, Paris : 1993.
[5] Sondage réalisé par Apco, Insight entre le 2 et le 27 mars 2007 auprès d’un échantillon de 50 correspondants de la presse d’Europe, d’Amérique du Nord, du Moyen-Orient et d’Asie au moyen d’entretiens téléphoniques anonymes sur la base d’un questionnaire de 28 questions fermées ou semi-fermées.
[6] « Est-il encore utile de parler français ? », An-Nar et Al-Khaleej, C.I., n° 858, 12-18 avril 2007, p. 16.
[7] In Marianne, n° 208, 23-29 avril 2001. La méthode de ce sondage a été critiquée par l’Observatoire des médias Acrimed (Action-CRtique-MEDias), association « née du mouvement social de 1995, dans la foulée de l’Appel à la solidarité avec les grévistes », pour se mettre « au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante » grâce notamment à une « mise en commun » des « savoirs professionnels, des « savoirs théoriques » et des « savoirs militants » (souligné par nous, JPA). L’adresse du site de regroupements de militants de la gauche radicale est : www.acrimed.org. Le sondage de Marianne serait-il contestable (ce que Acrimed ne prouve par selon nous), il est certainement plus fiable que les supputations concernant le vote des journalistes auxquelles on en serait réduit sans lui. Il est d’ailleurs troublant que les rédactions —qui sont pourtant de grands consommateurs de sondages— n’aient pas commandé de sondage pour infirmer ou vérifier celui de Marianne, à qui on peut donc, ici, rendre hommage.
[8] En cas de duel Jospin-Chirac au second tour, seuls 7% des journalistes de Marianne se proposaient de donner leur suffrage au candidat de droite contre 58% à celui de gauche
[9] Le terme « sondage » n’est pas utilisé, ici, au sens technique du terme. Aussi approximatifs que soient les résultats de ces trois sondages, ils donnent une représentation de la réalité qui ne doit pas être trop éloignée de la réalité —à en juger d’après notre expérience personnelle du milieu.
[10] Au premier tour —on le rappelle, Mme Royal— a obtenu 25,87% des suffrages et Mme Voynet 1, 57% (soit un total de 27, 44%), et M. Sarkozy 31,18%.
[11] Marianne, n° 521, 14-23 avril 2007.
[12] Mme S. Royal 25, 87% ; M. O. Besancenot : 4, 08% ; Mme M.-G. Buffet, 1, 93%, ; Mme B. Voynet : 1, 57% : soit un total de 33, 45%.
[13] Marianne, n° 516, 10-16 mars 2007, p. 45.
[14] Marianne, n° 521, art. cit.
[16] Dans son plaidoyer pro domo paru dans Le Monde, 3 juillet 2007, Alain Minc utilise le terme d’ « autogestion » pour désigner l’aspiration à laquelle répond la tentative d’imposer les vues idéologiques de la majorité de la rédaction à l’ensemble des responsables du journal.
[17] « Un Belge parle aux français. La politique en France vue d’un Belge moyen », zozoman.blogs.nouvelobs.com/archive/2007/05/21.