Le texte reproduit ci-après est une réponse à un participant du blog d’Initiative Sociale et Européenne qui demandait à Israël de se plier à sa conception de la paix en raison du « péché originel » dont sa création était entachée, estimait-il, sans guère s’expliquer sur le sens de cette notion a priori religieuse.
Mardi 25 avril 2006
En commentaires d’un article paru il y a quelques mois sur le blog, Charles André et Jean-Pierre Airut ont entamé une controverse …..Il m’a paru intéressant de publier en « Article » le dernier commentaire envoyé par Jean-Pierre, particulièrement long (trop sans doute) et fouillé. Ce texte, comme tout texte publié sur ce blog, n’engage que son auteur . Il peut être largement critiqué et débattu. [Note introductive de Marc d’Héré, président du bureau d’Initiative Européenne et Sociale (…) Initiative Européenne et Sociale (IES) IES est un « cercle de réflexion » réformiste, social et libéral, situé au centre gauche. Il veut être un lieu ouvert aux rencontres et aux débats entre partisans de la majorité et de l’opposition, qui partagent les mêmes valeurs de liberté individuelle, de responsabilité, de solidarité et d’égalité des chances. Contact: ies1@hotmail.fr].
Charles,
1.- Merci pour ta dernière lettre à laquelle je n’ai pas pu répondre plus tôt, car je voulais me donner le temps de rouvrir quelques livres d’histoire, preuve du sérieux avec lequel je conçois nos échanges. Pour moi, leur intérêt n’est pas mince : outre qu’ils m’obligent à clairfier mes positions, ils m’aident à comprendre comment la gauche-qui-au-Proche-Orient-cherche-sincèrement-à-se-poser-en-arbitre-équitable en arrive à envenimer le conflit et à faire le jeu des extrémistes —palestiniens d’abord et israéliens ensuite (ou l’inverse)— malgré ses bonnes intentions.
Pour les « pro-arabes » de la gauche radicale, les choses sont faciles à comprendre : leur intérêt est de souffler sur la braise qu’ils instrumentalisent à des fins de politique intérieure : salir le camp « capitaliste » incarné par l’Etat colonial juif et son allié les Etats-Unis ; s’enraciner dans le « prolétariat » d’origine musulmane.
Pour les « pro-arabes » de la droite gaulliste ou bien d’affaires, les choses sont également aisées à comprendre : il leur importe peu, pour eux, que la France perpétue le conflit dès lors que sa politique lui permet de flatter le camp arabe dont ils attendent surcroît d’influence internationale et « gros contrats » (pour ne pas parler des « commissions » : Cf. le programme de l’ONU « nourriture contre pétrole » où certains de nos responsables semblent s’être illustrés.
2. – Je me suis sans doute trop attardé sur l’expression « péché originel ». Si je l’ai fait, c’est pour trois raisons :
— Ce n’est pas la première fois que je relève cette expression dans le discours anti-sioniste ou pro-palestinien.
— Il me semblait que toutes tes positions ou presque découlaient de ce que tu ramenais, fût-ce métaphoriquement, l’origine du problème du Proche-Orient à ce concept d’origine biblique mais essentiellement chrétien.
— Plus je fréquente la gauche radicale et plus je crois que ses inconséquences naissent de ce qu’elle ne parvient pas à isoler, dans son héritage, la part des idées qu’elle doit à la critique rationnelle des sociétés, de celles qui lui viennent de la tradition pré-socialiste, qui est, chez nous, plus évangélique que libérale et davantage spiritualiste que matérialiste : sitgmatisation de ce mal que serait toujours l’égoïsme ; dépréciation de « l’argent » et de l’attachement aux biens matériels ; recherche de la paix par l’oubli des offenses et l’auto-humiliation.
Pour ne pas se contenter de laïciser la morale chère à la religion qui a dominé et domine encore chez nous, la gauche radicale devrait confronter son bagage aux règles de l’esprit scientifique mais aussi au droit naturel sans lequel elle ne peut espérer échapper ni au holisme des marxistes, ni aux contradictions du corpo-individualisme des anarcho-syndicalistes.
Or, pour se libérer de son passé catholique, il ne suffit pas de bouffer du curé ou de sauter sur sa chaise en criant « Laïcité, laïcité, laïcité ! » : est-ce un hasard si c’est dans les pays de tradition protestante que le marxisme s’est le moins implanté et la social-démocratie le plus vite modernisée ?
3. – Sauf erreur, on peut résumer ton propos ainsi : « A défaut de « péché originel », Israël souffre d’un « vice originel » —ses origines colonialistes— qui devrait l’inciter, pour se faire accepter par les habitants de la région, à mener une politique d’accommodement plutôt que de confrontation ».
Cette politique n’est pertinente qu’à deux conditions préalables :
a) Il faut que l’expression « vice originel » — que tu emploies à deux reprises — ne soit pas une simple laïcisation de la notion de « péché originel », puisque c’est en des termes aussi religieux qu’insolubles que le problème du Proche-Orient serait alors encore et toujours posé (Cf. ma précédente lettre). Et, pour que l’expression « vice religieux » ne recycle pas le concept chrétien de « péché originel », elle doit signifier autre chose que « faute irréparable et transmissible de génération en génération parce que trop grave pour qu’on l’amnistie et parce que, pour la réparer, le droit international devrait revenir sur le droit à l’existence de l’Etat d’Israël, ce qu’il ne saurait faire puisque que c’est lui qui l’a reconnu et que le remède serait de toute façon pire que le mal ».
b) Il faut ensuite que l’Etat d’Israël souffre bien du « vice originel » que tu lui prêtes, à savoir être né de « la colonisation », ce dont on peut douter quand on analyse le sens de ce terme et qu’on le confronte aux faits qu’il prétend qualifier. Sous la plume du commun des journalistes si ce n’est des historiens, ce mot désigne l’action des Juifs en Palestine avant, pendant et après la création de l’Etat d’Israël en 1947-48.
1° S’agissant de leur action d’avant 1947, elle se résume, dans les faits, à une immigration de peuplement aussi légale que légitime.
– Une immigration de peuplement légale : avant que d’être autorisée par les autorités britannico-chrétiennes, l’immigration l’a été par les autorités turco-musulmanes qui régnaient sur la Palestine depuis 1517. S’il y eut des clandestins, ce fut surtout à la fin du mandat britannique. A l’expulsion des Juifs d’Espagne, la Sublime Porte avait déjà autorisé l’immigration de Juifs sur son territoire au risque de susciter, déjà, des tensions avec les populations que les nouveaux venus concurrenceraient. A la révocation de l’Edit de Nantes, la Prusse et les Pays-Bas, pour ne parler que d’eux, avaient, de leur côté, accueilli des Protestants français.
– Une immigration de peuplement légitime : les terres que les immigrés juifs mettent en valeur sont achetées aux Autochtones et non confisquées au terme d’une expropriation de facto ou de jure comme cela a trop souvent été le cas en Amérique ou en Afrique. Ce n’est pas parce que les Français, les Espagnols ou les Britanniques se sont mal conduits en leur Empire que les Juifs d’avant 1947 se sont mal conduits dans celui des Ottomans ou des Britanniques.
Depuis 1947, lsraël s’est certes approprié des terres par la violence. Mais ce n’est que postérieurement à l’origine de leur Etat qui nous intéresse ici et au terme seulement des guerres nées du refus — le plus souvent violent — de leurs voisins d’accepter son existence…
En immigrant dans la Palestine d’avant 1947, les Juifs ne se comportaient donc, au fond, ni plus ni moins que comme les Arabes, les Africains ou les Asiatiques qui, arrivant aujourd’hui chez nous avec un titre de séjour, reprennent les petits commerces des Français qui n’en veulent plus ou comme les Britanniques qui, dans le Périgord notamment, achètent des maisons et des terres en assez grand nombre pour irriter les Indigènes (Voir le livre —plutôt anglophile— de Alain-José Fralon Au secours, les Anglais nous envahissent ! qui vient de paraître chez Michalon).
A moins de ne trouver bénéfique et légitime que l’immigration des peuples du tiers monde en terre occidentale, on ne peut pas déclarer maléfique et illégitime celle des Juifs dans la Palestine mulsulmano-chrétienne d’avant 1917 et d’avant 1947 pour la seule raison qu’elle est le fait d’Européens, surtout si l’on se souvient que les dits Européens provenaient souvent du quart monde quand ils n’étaient pas aussi des « réfugiés politiques » tentant d’échapper aux discriminations sociales ou aux pogroms…
Faudrait-il exempter le monde arabe de toute obligation en matière de solidarité internationale et d’accueil des réfugiés politiques et, si oui, au nom de quoi ? Je te le demande.
En utilisant le terme « colonisation » pour évoquer tout ce qui précède la création de l’Etat d’Israël, les médias ne créent cependant pas seulement un amalgame entre invasion et immigration légale ; ils s’évitent aussi d’employer le terme d’« immigration » grâce auquel les opinions percevraient pourtant mieux les rapports qui, par delà leurs différences, unissent l’immigration juive en Palestine d’avant 1947 à celle des peuples du tiers monde dans l’Occident d’après 1947…
2° S’agissant de l’action des Juifs de Palestine en 1947, elle se résume, cette fois, à l’institution de l’Etat d’Israël qui, pas plus que l’immigration d’avant 1947, ne relève du concept de « colonisation », du moins au sens tiers-mondiste que tu lui prêtes.
– L’Etat d’Israël ne naît pas, en effet, d’une action unilatérale des populations immigrées juives (du type de celle que les Rhodésiens, par exemple, mènent au moment de la décolonisation), mais du vote de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies. Outre que l’ONU est la source la plus haute du droit international, elle est, à l’époque, la seule source de droit légitime sur le sujet. Comme c’est de la première organisation de la communauté internationale (la SDN) que le Royaume-Uni détenait ses droits sur la Palestine, il était normal que, en butte à l’hostilité des populations placées sous son mandat, il rétrocédât le droit de décider de l’avenir du territoire à la nouvelle organisation de la communauté internationale plutôt qu’à ses anciens détenteurs —toujours survivants (Turcs ou Juifs) ou bien disparus (Mamelouks turco-circassiens, Seljoukides iranisés de la mer d’Aral, Ayyoubides égypto-syriens, Fatimides de l’actuelle Tunisie, Seldjoukides turcs, Etats latins d’Orient, Abbassides iraniens, Omméyades syriens, Byzantins, Romains, Séleucides macédoniens, Babyloniens perses, Assyriens, Philistins originaires de « la mer », Pharaons d’Egypte, etc.).
– Le vote de l’ONU en faveur de la création de l’Etat d’Israël n’est pas illégitime au motif qu’il aurait permis à la civilisation chrétienne de solder ses comptes avec les Juifs sur le dos des Musulmans en général et des Arabes en particulier. A ce vote ont en effet participé plus d’un Etat non européen ou non chrétien.
L’antisémitisme n’était pas, de surcroît, l’apanage de l’Europe chrétienne : outre qu’il était celui de l’Europe nazie et de l’Europe communiste, il était celui du monde musulman où les Juifs ne bénéficiaient pas plus que les Chrétiens de l’égalité de droit et étaient soumis à un impôt punitif sur leur religion.
En créant l’Etat d’Israël, la communauté internationale réglait un problème qui concernait aussi le monde musulman et qui le concernait d’autant plus qu’il s’était trouvé des partis et des régimes arabes pour s’allier avec les Nazis avant la guerre comme pendant et après (négationnisme, notamment).
L’antisémitisme n’aurait-il été, par hypothèse, que chrétien (ce qu’il n’est pas, on l’a vu), une partie du Proche-Orient ottoman était chrétienne et sinon antisémite du moins anti-judaïque.
Contrairement à la thèse que les « pro-arabes » s’efforcent d’accréditer, l’Etat juif de Palestine n’a pas, enfin et surtout, été conçu par la communauté internationale afin de dédommager les Juifs de la Shoa. La création d’un « foyer national » est, tout d’abord, prévue dès 1917, c’est-à-dire avant que Hitler n’ait conçu son projet d’extermination des Juifs ! La création de ce « foyer national » —benvisagée par l’Empire britannique (Déclaration de Lord Balfour du 2 novembre 1917) après seulement que la France l’eut elle-même envisagée (Déclaration de Jules Cambon du 4 juin 1917 sur « la renaissance de la nationalité juive sur cette terre d’où le peuple d’Israël a été chassé il y a tant de siècles ») — visait, compte tenu des circonstances, à rétribuer la participation de la Légion juive aux combats contre les Ottomans mais surtout le lobbying de la communauté juive américaine auprès du gouvernement des Etats-Unis afin que ces derniers s’engagent aux côtés du Royaume-Uni et de la France en dépit de l’image antisémite qui colle, à l’époque, à la Russie tsariste, leur alliée.
De même que les Alliés doivent leur victoire au soulèvement des tribus arabes, de même Musulmans et Chrétiens des pays arabes doivent leur émancipation du joug ottoman à l’action de la Légion juive et à l’entregent du lobby juif américain…
Pour tenter de retourner le lobby juif américain en sa faveur, l’Allemagne impériale « envisage [elle aussi] avec faveur les aspirations des minorités juives quant au développement de leur culture et de leurs caractères spécifiques dans les pays où les Juifs ont développé une vie nationale propre » (Déclaration du sous-secrétaire d’Etat Hilmar von dem Bussche du 5 mai 1918) et elle tentera, avec des bonheurs divers, de convaincre la Porte Sublime de donner des gages au parti sioniste !
Le droit des Juifs à créer leur Etat est avalisé par l’ensemble de la communauté internationale de l’époque (Etats-Unis et Japon compris) à l’occasion du traité de San Remo (avril 1922) que corrobore le Traité de Sèvres signé quelques mois plus tard : or, ici aussi, la cause de la reconnaissance du droit à un foyer national en Palestine n’est pas l’antisémitisme mais les « droits historiques » [sic] que les Juifs détiennent sur la région, est-il écrit noir sur blanc.
Si « vice originel » il y a, est-il dans la création « coloniale » de l’Etat d’Israël ou dans la manière dont les « anti-colonialistes » se la représentent et nous la présentent ?
A occulter que la nation juive a des droits légitimes sur une partie des terres où s’est refondé l’Etat d’Israël, la vieille gauche comme la vieille droite n’incitent-elles pas les ad-versaires arabes de la paix à persévérer dans leur refus, les partisans arabes de la paix à se sentir des traîtres à la « cause arabe » et les extrémistes israéliens à faire valoir auprès de tous les modérés qu’il n’y a pas de partenaires palestiniens pour la paix ?
Pour oeuvrer au rapprochement des peuples israélien et palestinien, l’Europe ne peut se contenter d’une politique d’équilibre compassionnel : appuyer le camp qui, en fonction des circonstances, apparaît le plus « victimé » à son opinion, à savoir les Israéliens au lendemain d’un attentat terroriste et les Palestiniens les autres jours ! Ce numéro d’équilibrisme ne tardera plus, en effet, à frustrer les Palestiniens aussi bien que les Israéliens.
Si l’U.E. veut œuvrer pour la paix et non se convaincre égoïstement, pour ne pas dire narcissiquement, de son impartialité, elle doit expliquer à ses partenaires arabes avec autant d’intelligence que d’amitié et de patience, en quoi ils ont intellectuellement, politiquement et moralement tort de ne pas reconnaître la légitimité — et pas seulement la légalité — du droit à l’existence de l’Etat d’Israël.
Les Israéliens seront d’autant plus nombreux à vouloir négocier, rendre ou échanger les « territoires occupés » et coopérer économiquement avec leurs voisins qu’ils seront moins inquiets pour leur sécurité ; et ils seront d’autant moins inquiets pour leur sécurité que leurs voisins et leurs soi-disant « amis » européens seront nombreux à reconnaître la légitimité de leur Etat.
La gauche réformiste en général et l’IES en particulier doivent-elles se borner à tempérer la politique pro-arabe de la gauche radicale et de la droite d’affaires (comme le fait le PS dans ses bons jours) ou bien promouvoir une authentique politique pro-paix impliquant la reconnaissance de la légitimité originelle et inconditionnelle de l’Etat d’Israël par tous y compris, y compris et d’abord les Européens ?